La Fille du Juif-Errant

Chapitre 4LE BAL

– Mademoiselle la mandarine, voulez-vousme faire l’honneur de m’accorder la prochainecontredanse ?

– Avec plaisir, Monsieur le Druse,quoique vous vous comportiez bien mal là-bas avec leschrétiens.

– Fais-tu vis-à-vis, honnêteAbd-el-Kader ?

– Grand Victor-Emmanuel, combien a-t-ilfallu de laine pour crêper vos royales moustaches qui ressemblent àcelles d’un bandit ? Buvez un peu moins, vous savez leproverbe : tant va la cruche au vin…

– Une Vénitienne, monsieur, ne peut pasdécemment polker avec un zouave du pape !

– Céleste impératrice, daignez acceptercette glace.

– Un sorbet, commodore ?

– Maronite, mon cousin, vous allez vousétouffer, si vous mangez tant de gâteaux !

Mon Dieu oui, le carnaval à Paris, racontetoujours l’histoire du moment. Aujourd’hui, s’il y avait encore uncarnaval, le bœuf gras s’appellerait peut-être Gambetta, ou 363, ouOsman Pacha, ou Mot-d’ordre ou Victoire-des-Russes. Mais alors onétait à l’expédition de Chine, à la guerre d’Italie et à l’héroïquefait d’armes de Mentana. Il y avait des bersaglieri en quantité,des mandarins en abondance, des Anglais au visage plus rouge queleur uniforme, des soldats de l’Église, des officiers autrichiens,des reines de Naples, des rois de Piémont, reconnaissables à lasplendeur un peu comique de leurs moustaches ; des Japonais,des Druses, des Touaregs, des Affghans et un officierd’Académie !

Mais tous ces guerriers, tous ces hommesd’État et tous ces sauvages se faisaient une guerre courtoise et neluttaient que de cabrioles.

Ce n’était pas peut-être la fine fleurd’élégance du faubourg Saint-Germain, ce n’était pas l’éléganceexotique, ou officielle du faubourg Saint-Honoré, ce n’était pasnon plus l’élégance du boulevard des Italiens, la plus neuve entreles élégances, faite d’écus, de vaudevilles, de pulls, de baccarat,de poésie ; d’art, de réclames, de cheveux teints, de dentsplastiques, de jeunesses flétries, de vraies hontes, de gloirespour rire, de vieillesses folâtres, de grandeur enfin, de talent,d’esprit, d’idiotisme, d’infamie et de génie ; non, c’était labonne vieille élégance de milieu, la bourgeoisie solide, la« province de Paris. »

On se divertissait là honnêtement de bon cœur.Il y avait bien d’ailleurs quelques bébés et quelques polichinellespour faire la partie grotesque dans ce concert. On se trémoussait,on sautait, on courait, et l’orchestre, abondamment fourni decuivres, tonnait par-dessus toutes ces joies. Le cordon des mèressouriantes regardait ce charmant bonheur. Je ne connais pas dechose au monde qui soit jolie comme la joie des enfants.

La soirée de Mme Lemercierétait superbe ! Superbe, entends-tu, Jane, ce n’est pas tropdire. On avait jugé les salons trop petits, bien qu’il y en ait peud’aussi grands à Paris : on avait bâti une salle dans lejardin, une salle large et haute comme un Louvre, et toute tapisséede fleurs de la voûte au plancher. Les lustres, suspendus àdiverses hauteurs, laissaient retomber la lumière en éblouissantescascades ; les draperies, inondées de clarté, semblaient plusfraîches que les fleurs elles-mêmes, et, parmi cette atmosphèretoute faite de sourires, de parfums et d’étincelles, cinq centsenfants, tous joyeux, allaient, venaient, se mêlaient, semblables àune moisson de vivantes feuilles de roses qu’une brise d’aoûtferait tourbillonner dans un rayon de soleil.

Qui triomphait ? C’était le Conseil desOnze. On avait, bien entendu, laissé croire au Conseil des Onze quelui seul avait tout fait. Il était le puissant génie, et, dans sapetite main, la baguette des fées avait exécuté toutes cesmerveilles. Aussi fallait-il voir avec quelle bienveillante dignitéMlle Claire, déguisée en impératrice faisait leshonneurs de son salon, assistée de Mlle Antonine enbergère du Liban, de Mlle Louise en Vésuvienneanglaise, et de la petite Agathe en bébé chinois ; aussifallait-il voir quelle courtoisie M. Gaston, lieutenant devaisseau, mettait à servir les dames, secondé par le bouillantMaurice, tout habillé de mailles d’acier, car il étaitSchamyl ; de M. Fernand, ambassadeur du shah de Perse, etdes autres. M. Lemercier déclarait au fond de son cœur qu’ilsétaient les plus beaux et que le reste ne servait qu’à faire labourre qui protège le joyau dans l’écrin. Il faut pardonner àl’orgueil des bons papas, qui est de l’amour.

Mme Lemercier avait tous sesdiamants pour faire honneur au Conseil des Onze. Elle étaitentourée des quatre jeunes mères, calmes, mais rayonnantes. Elleles suivait tous des yeux, elle savait où ils étaient, maissurtout, oh ! surtout elle ne perdait jamais de vue Maurice,son cœur, l’enfant bien aimé qui ressemblait à son Henri.

Parfois un nuage de mélancolie passait sur sonallégresse, comme un voile de légères vapeurs ombrage tout à coupun ciel d’été. C’est que sa pensée remontait alors vers les joursécoulés ; c’est que son souvenir la rajeunissait de vingt anset qu’elle se voyait à l’âge de ses filles, présidant à ces autresfêtes où Henri, le cher fou, semait le désordre et la joie aumilieu de ses compagnons, qui étaient aujourd’hui des pères et desmères. Henri seul manquait à Mme Lemercier.

Mais un sourire de Maurice lui arrivait deloin avec un baiser, et la tendre aïeule sentait un flot de joiequi montait et noyait sa tristesse.

Nous demandions qui triomphait. Mais c’étaientles deux vieillards, mille fois plus fous que leurs enfants ;mais c’était M. Lemercier qui avait honte de ses yeuxmouillés ; mais c’était la bonne grand’mère, dont le poulsbattait la fièvre. Qu’ils étaient beaux, les petits ! qu’ilsétaient charmants ! qu’ils étaient bien aimés ;Voyez ! Claire n’avait-elle pas déjà les réserves d’une jeunepersonne parmi ses grâces enfantines ? Comme Gaston portaitgalamment et fièrement l’uniforme de nos officiers de marine !Et Maurice, quel chevalier ! Écoutez ! quelques annéesencore, et de nouvelles familles allaient se grouper, d’autresjeunes branches partant toutes du même cœur !

Et l’aïeule, laissant le passé, rêvait àl’avenir ; elle voyait tous les enfants de ces chers enfants,et se baignait, affolée, dans cet océan de caresses.

 

Tout à coup, au beau milieu d’un quadrille, uncri sinistre monta du dehors et perça comme une pointe aiguë lesbruits de l’orchestre. Il y eut un grand murmure dans le salon,puis l’orchestre se tut et le silence s’établit parmi les danseursimmobiles. Le cri disait : Au feu ! au feu !

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