La Fille du Juif-Errant

Chapitre 3LA MANSARDE

Les quatre plus grands chevaux des écuries dela garde de Paris et les quatre plus beaux cavaliers de ce corpsd’élite ornaient à droite et à gauche la façade de la maison derapport, devant la porte cochère qui donnait accès à l’hôtelLemercier. Toute la population du faubourg Poissonnière se pressaitdans la rue, malgré un froid piquant et noir qui faisait miroiterle verglas sur le pavé, pour voir une longue file de voitures quiallaient lentement et prenaient le tour avant d’entrer sous lavoûte, munie d’un éclairage inusité. Paris s’amuse à voir lesautres s’amuser, ce qui est la marque d’un bon cœur. Il est contentquand il regarde passer des voitures fermées, toutes pleines deparures invisibles. Il fait foule, il encombre, il bavarde, et puisil va se coucher en disant : « Les riches sont bienheureux ! » Qu’en sait-il ?

Dans la cour, où l’on avait aligné des arbresverts et suspendu des guirlandes, c’était déjà la fête. Tout lecôté de la maison de rapport qui faisait face à l’hôtel boudait parces cinquante fenêtres fermées. Les locataires de M. Lemerciermanifestaient ainsi tout le mépris que leur inspirait cette soiréeà laquelle ils n’étaient point invités. Derrière les persiennescloses, les enfants du bronze, la petite famille de l’avocat etmême la jeune sœur du notaire dévoraient des yeux le dessous de lamarquise où descendaient les privilégiés et le vestibule quisemblait un jardin des fées. Les bambins du quatrième étage (depetites drogues, selon l’expression familière de laconcierge) se permettaient de siffler dans des clefs, comme on faitau théâtre. Il n’y avait là, pour jeter sur les joies du richehôtel un bienveillant regard, que ces deux beaux enfants de lapauvre mansarde, Henri et Henriette. Ils étaient seuls et collaientleurs yeux aux carreaux froids. La mère était allée au loin chezune de ses élèves, où elle faisait danser au piano ; elle nedevait rentrer que fort tard. Les deux petits avaient promis d’êtrebien sages et de se coucher de bonne heure.

Ils grelottaient un peu, car les cendres dufoyer étaient depuis longtemps éteintes. Ils avaient soufflé leurlampe pour que la lumière ne trahît point l’enfantillage de leurcuriosité ; mais les lueurs des lampions envoyaient desreflets jusqu’à leurs jolis visages, avides et surpris. Jamais ilsn’avaient rien vu de pareil. Ils admiraient franchement et sansaucune arrière-pensée d’envie.

– C’est beau, dit Henri, qui souffla dansses doigts parce qu’il avait l’onglée ; c’est bienbeau !

– Le dedans doit être encore bien plusbeau, répliqua Henriette. Vois comme cela brille au travers desrideaux !

L’orchestre frappa lestement le prélude de lapremière contredanse. C’était comme la voix de ce mystérieuxplaisir dont ils n’étaient séparés que par la largeur de la cour.Leurs petits cœurs battirent et tous deux pensèrent :

– Pourtant nous étions invités !

Henri reprit tout haut :

– Avec nos habits de Hongrie, nousaurions été aussi beaux que les autres.

Henriette soupira et répondit :

– Maman n’a vendu nos habits qu’aprèsavoir mis en gage tout ce qui était à elle.

– Oh ! s’écria le petit garçon,crois-tu donc que je les regrette ? Le bon Dieu nous protége,puisque maman ne perd pas son courage.

Leurs mains se joignirent et ils échangèrentun baiser.

En ce moment, sous la marquise, un beléquipage s’arrêtait. Deux enfants, un petit garçon et une petitefille, sortirent de la voiture avec leur mère. Henri et Henriettese frottèrent les yeux, comme s’ils eussent été pris par unéblouissement.

– Mon chapska et ma polonaise !murmura Henriette.

– Mon dolman et jusqu’à mes beaux éperonsd’acier ! ajouta Henri.

Ils se cachèrent l’un de l’autre pour essuyerune larme qui brillait à leurs cils.

Et ils ne parlèrent plus.

Les équipages succédaient aux équipages.L’orchestre lançait incessamment ses gerbes de notes alertes etjoyeuses. Sur les rideaux, des ombres passaient et sautaient.Hélas ! entre cette gaieté si expansive et nos deux pauvrespetits cœurs d’exilés, il y avait la cour, large et profonde commeun abîme.

Dans un coin de cette cour, l’hôtel avait uneseconde entrée, qui était la porte des communs. Il n’y avait pointlà de marquise et nul équipage ne s’y arrêtait, mais on y voyait,en revanche, tout un peuple de marmitons, de pâtissiers, deglaciers, de confiseurs, etc., etc. C’était la cantine de cettejolie armée qui livrait au salon la bataille du plaisir. On pouvaitvoir au travers des croisées grandes ouvertes, derrière leursgrilles, tous les approvisionnements du buffet : des monceauxde bonbons et de gâteaux, des files de bouteilles de champagne augoulot gaiement argenté, des sorbets déjà en ordre, dans leursgodets de cristal et, sur leurs plateaux chinois, des glacescolorées comme des fleurs ; que sais-je ! toutes cesbonnes et charmantes choses qui sont les accessoires de la fête, etque les pauvres gens ne connaissent même pas.

Henri et Henriette ne donnèrent à tout celaqu’un regard distrait. La pendule du voisin sonnait onze heures denuit, et l’odeur de sa pipe, qui venait par les fentes de la porte,commençait à s’affaiblir. Il dormait sans doute ; c’est qu’ilétait temps de dormir.

Un pauvre diable, ce voisin, qui passait savie à écrire et à fumer ; un poète un peu fou, comme tous lespoètes. De temps en temps, sa pipe mettait le feu aux rideaux deson lit, et il déclamait à haute voix, la nuit, des lambeaux decantates. On comptait lui donner congé au prochain terme.

Henri et Henriette quittèrent la fenêtre pourrentrer dans la petite chambre où il faisait noir.

– Nous allons rêver que nous nous amusonsbien dit Henriette sans amertume. As-tu faim, petitfrère ?

Henri ouvrit à tâtons l’armoire où était lepain. Il en coupa deux tranches.

– Tiens, petite sœur, répliqua-t-ildoucement, prends ce gâteau et verse-moi du champagne.

On entendit le glouglou de la pauvre carafe,dont l’eau claire ne pouvait faire sauter le bouchon.

– Prends garde de perdre lamousse !

– À ta santé, chérie !

– Et que nos bons petits voisinss’amusent de tout leur cœur.

Ils burent, ils mangèrent, puis ilss’agenouillèrent côte à côte et donnèrent leurs cœurs à Dieu, avantde gagner leurs deux petits coins.

L’instant d’après, on n’entendait plus dans lamansarde que leurs respirations égales et douces.

Ils avaient échangé le dernier baiser ;ils dormaient.

Et ils rêvaient, mais non point de bal. Lerêve leur montrait ces grandes plaines où roule le Danube immense,ces champs où le soleil d’été dore les blonds horizons de maïs. Lerêve leur montrait la patrie.

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