La Fille du Juif-Errant

Chapitre 32COMME ON BRÛLE

Il y a sur nos grèves un singulier petitanimal qu’on nomme un bernard-l’ermite. C’est un crustacé qui, pourla forme, tient le milieu entre le crabe et le homard. Pour lataille, il est la moitié d’un quart de crevette, et ne sertabsolument à rien.

Son état est de tuer les bigornes, pour lesmanger d’abord et ensuite pour s’emparer de leurs maisons.

Ainsi fait ce misérable soldat Ozer, troisièmesorte de Juif-Errant. Il a ce terrible pouvoir d’introduire son âmeindigne dans le corps des honnêtes gens, et alors, va comme je tepousse ! Un agneau, blanc comme neige jusqu’à cinquante-neufans et demi, peut passer en cour d’assises avant la soixantaine,quand il a le soldat Ozer au corps.

À combien de catastrophes la vie humainen’est-elle pas exposée !

– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pasloin ! Fanchon Honoré avait prononcé ces mots en nourrice sûrede son fait.

La chose mérite explication.

Selon de très-bons auteurs, la légende duJuif-Errant n’est qu’une imagination populaire recouvrant lamiséricordieuse parole du Sauveur qui promet la pénitence finale dupeuple Juif. Selon d’autres auteurs également recommandables, leJuif ou les trois Juifs qui expient par la fatigue sans fin cecrime inouï d’avoir insulté le fils de Dieu existentréellement.

Il paraît certain, d’après ceux-là, que cediabolique soldat Ozer, Juif Errant n° 3, parcourt les mêmesparages qu’Ahasverus, dit Laquedem Juif-Errant n° 1. Quant àCataphilus, portier de Ponce-Pilate et Juif-Errant n° 2, il nefait pas grand bruit dans le monde.

Revenons aux convives du vicomte Paul.

Pendant que Fanchon et Joli-Cœur causaient del’aventure de Lamballe, déjà si vieille, se demandant où pouvaitêtre passé, depuis le temps, le voyageur au long bâton qui avaitfait ombre sur le soleil couchant, le bon abbé Romorantin disaitses prières du soir avant de se mettre au lit, et M. Galapian,surnommé l’Addition, s’occupait d’une autre règle d’arithmétiqueque les hommes d’affaires affectionnent, dit-on particulièrement.Elle est connue sous le nom de soustraction. À la différence duvol, qui est aussi une règle d’arithmétique, mais qui a mauvaisemine, la soustraction propre et décente a des mœurs pleines dedouceur ; elle place à la caisse d’épargne. M. Galapianavait de mignonnes économies.

L’abbé Romorantin et M. Galapianhabitaient tous les deux le second étage de la villa.

Au premier étage, en l’absence des maîtres, iln’y avait personne.

Au rez-de-chaussée, tous les domestiques de lamaison, mis en belle humeur par le dîner du pavillon, continuaientà festoyer. Dieu merci, on festoyait partout : à la cuisine, àl’office, à l’écurie. Sapajou essayait de marcher au plafond commeles mouches et ne pouvait pas.

Vers dix heures, tout le monde se coucha,quelques-uns dans leur lit, les autres sous la table.

Nul ne peut répondre d’une maison ainsigardée, et ceux qui vont aux bals de la préfecture ne savent pas àquoi ils s’exposent.

Dans le milieu mystérieux où vit notrehistoire, on pourrait croire à quelque diablerie, mais, en vérité,point n’en était besoin. La moindre chose suffit : une bougietombée, une lanterne cassée, une lampe qui se renverse. Lacharmante villa du colonel était une bâtisse légère. Vers dixheures et demie, les dormeurs s’éveillèrent en sursaut, suffoquéspar une épaisse fumée. Ils perdirent du temps à se frotter lesyeux. Les têtes étaient encore fort troublées ; on s’accusamutuellement, on se disputa, on se gourma. Le feu n’en allait quemieux.

On sortit enfin. Les flammes s’élançaient déjàpar les fenêtres du premier étage.

Heureusement, l’aile droite, où le vicomtePaul dormait d’ordinaire, restait loin du foyer de l’incendie.Fanchon et Joli-Cœur, les deux gardes du corps de l’enfant,sommeillaient.

Plusieurs songèrent bien à les éveiller, maisen ce moment, des cris lamentables partirent du second étage.C’était M. Galapian qui implorait secours pour lui et seséconomies.

Il était là, en chemise, à la fenêtre de sachambre. Il appelait chacun par son nom. Il prenait Dieu à témoin,lui qui ne croyait qu’au diable. Il promettait des monceauxd’or.

On dressa des échelles. Rien ne menaçaitencore le quartier du vicomte Paul. On prit le temps de sauver ceGalapian, et par la même occasion, le bon abbé Romorantin, quis’élança aussitôt vers le logis de son élève.

Ce fut lui qui éveilla Joli-Cœur etFanchon.

– Le lit du vicomte Paul est vide !s’écria-t-il avec angoisse.

Tout le monde avait oublié la dernièrefantaisie du pauvre enfant.

Personne ne se souvenait que le vicomte Paulavait voulu coucher dans la chambre du colonel, – tout en haut dela maison qui désormais flambait comme un immense bûcher.

Ce fut d’abord une grande stupeur, – puis uncri de détresse.

– Paul ! Paul ! le trésor demadame la comtesse ! le fils unique du colonel !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer