La Fille du Juif-Errant

Chapitre 1LE CONSEIL DES ONZE

Vas-tu reconnaître, blonde Jane, cettehistoire que je fis pour toi quand tu étais petite ? Noussommes bien changés tous les deux : te voilà grande, et moi jesuis chrétien : que la bonté de Dieu soit bénie !

 

Il y a un bel hôtel dans la rue du FaubourgPoissonnière, un hôtel magnifique, habité par des gens qui sonttrès-riches. Je crois que le mari a été banquier ou agent dechange ; la dame appartient à une famille de magistrature. Ilsont quatre filles toutes quatre mariées et mères de beaux enfants,pour qui la grande fête de l’hiver dernier fut donnée au jeudigras.

Sans sortir de la maison, les petits-enfantsde M. et Mme Lemercier composent déjà de quoiformer une très belle contredanse : il y a six garçons et cinqfilles. Avec les cousins et cousines, la famille peut bien aller àquarante petits, tous gais, tous gentils et tous attendant la« sautée » du jeudi gras avec une fiévreuseimpatience.

Chaque année, en effet, quand vient ce gaijeudi, qui profite aux pauvres par une loterie-monstre,Mme Lemercier ouvre ses salons aux amis et auxamies de ses petits-enfants. Les invitations sont lancées quinzejours à l’avance pour que ces messieurs et ces demoiselles nes’engagent pas ailleurs ; on les orne de belles vignettesdessinées par nos meilleurs artistes et on les imprime sur papierrose glacé, qui sent bon. Ce n’est pasMme Lemercier qui invite, c’estMlle Claire, c’est Mlle Antonine,c’est Mlle Louise, etc., avec M. Gaston,M. Maurice, M. Fernand et autres. La rédaction de ceslettres varie tous les ans ; elle est ordinairement délibéréeen conseil comme les missives ministérielles, mais il faut avouerque Mlle Claire et M. Gaston y ont lameilleure part. Ils ont du talent en effet tous les deux et del’expérience. Claire a fait sa première communion, Gaston aussi, iltravaille pour être officier de marine et porte déjà le fameuxgilet blanc croisé qui fit palpiter, depuis l’invention de la mer,tant de vaillants petits cœurs brestois ou toulonnais. Il a leportrait de Jean Bart dans sa chambre et plusieurs curiosités,rapportées par ses collègues de l’expédition de Chine.

C’est le Conseil des Onze qui fixe la policede la fête, le caractère des déguisements, le menu du souper, lechoix des quadrilles. Il est souverain, ce Conseil ; il adroit d’exclure de la liste d’invitation tout cavalier ou toutedame qui ne s’est pas décemment comportée au dernier carnaval.Ainsi Marie de Monval a-t-elle subi cette année ce suprême affrontpour avoir lancé un coup de pied au bel Anatole, qui l’avait« laissée sur sa chaise » au mépris d’engagementsformels.

Le bel Anatole avait tort, mais un coup depied ! Une demoiselle ! cela ne se fait pas.

Donc, le jeudi gras, 7 février 1861, l’hôtelLemercier présentait dès le matin un aspect inaccoutumé. Lestapissiers étaient maîtres des salons, et les domestiques effarésavaient dû se mettre aux ordres du Conseil des Onze. Il y avait eutrois cents invitations semées, dont quelques-unes étaient doubleset triples ; on comptait sur quatre cents« cavaliers » et « dames » choisis et choisiesparmi les plus élégants bambins de la capitale du monde civilisé.Toutes les célébrités de la mode avaient accepté : le belAnatole, déjà nommé, dont le poney café au lait fait fureur aubois ; Gérard, le sportman, qui a remporté le prix du patin aubois de Boulogne ; le petit vicomte d’Azincourt, qui« dit la chansonnette » comme Nadaud ;Mlle Honorine, surnommée Bichette, élève de MarieDarjou pour le piano, et dont les petites mains vont rivaliserbientôt avec les doigts féeriques de sa maîtresse ;Mlle Aimée, célèbre danseuse ;Mlle Lucie qui fait la mode ;Mlle Marthe, – qui fait des vers.

Hélas ! oui, des vers, et quiriment !

Ne le dites pas à Barbey d’Aurevilly, l’Attilades bas-bleus.

Ma fille aînée, avait eu l’honneur de recevoirune lettre d’invitation, mais elle n’est pas femme du monde dutout, à ce qu’elle dit, et, dans une réponse fort polie, elles’excusa sur les soins de son intérieur. Il est un âge pour leplaisir. Ma fille a bientôt huit ans et commence à aimer laretraite.

L’hôtel Lemercier, comme beaucoup d’autres,dont les propriétaires, arrivés à l’opulence, ne peuvent dépouillertout à fait l’esprit commercial qui fut l’agent de leur fortune,est situé entre une vaste cour et un fort beau jardin, mais, sur ledevant, une maison à cinq étages, une maison de rapport,pour employer le terme consacré, le sépare de la rue. Cette maisonde rapport, louée des caves aux combles, paye l’intérêt descapitaux morts, représentés par la cour, l’hôtel et le jardin.

Voilà comme quoi le luxe ne coûte rien quandon sait s’y prendre et qu’on a beaucoup d’argent.

Au cinquième étage de la maison de rapport,demeurait depuis quelques mois une jeune dame étrangère, qui étaitremarquablement belle, mais qui semblait triste et souffrante. Elleavait deux enfants ; deux anges aux traits délicats, aux jouesun peu pâles, autour desquelles bouclaient, par masses prodigues,d’admirables cheveux blonds. L’étrangère se nommaitMme Jacoby. Elle n’avait point de bonne ; elleétait pauvre, bien que sa toilette fût toujours décente et digne.On pouvait chaque matin la voir, à l’heure où les valets remuentseuls dans les maisons, secouer ses maigres tapis par la fenêtre etdonner de l’air à sa chambrette pendant qu’elle faisait son modesteménage. La petite fille descendait prendre le lait ; le petitgarçon, timide et peut-être honteux du fardeau qu’il portait, caril avait la fière beauté des races nobles, allait chercher le painchez le boulanger de la rue d’Enghien.

Mme Jacoby sortaitbeaucoup ; elle travaillait pour vivre. Le concierge de lamaison la respectait sans l’aimer, parce qu’elle ne disait pas sesaffaires. Selon l’apparence, elle devait donner en ville des leçonsde chant et de piano.

Le dimanche, elle menait ses enfants à lagrand’messe de huit heures à Saint-Eugène. Ils étaient toujourspropres dans leurs petits costumes demi-français, demi-hongrois quine se faisaient point remarquer, par la raison que Paris a prisdepuis quelques mois, avec les modes espagnoles, les modesdanubiennes, et se passe l’innocente fantaisie de jouer aumoldo-valaque. Paris a quelquefois de plus dangereusesamusettes.

La mère et les deux enfants s’asseyaienttoujours à la même place et formaient un groupe charmant. À tour derôle, le petit garçon et la petite fille étaient chargés deremettre au quêteur l’humble offrande deMme Jacoby, et c’était plaisir que de voir lacouronne de bonté qui rayonnait alors autour de ces jeunes fronts.Certes, parmi les enfants riches amenés à l’église, il n’en étaitpoint de mieux élevés que ces deux-là. Ils priaient de tout leurpetit cœur, auprès de la mère pieuse, dont parfois les grands yeuxbleus se mouillaient de larmes.

Il y avait ici quelque profonde douleurfièrement dissimulée, un drame peut-être, mais un de ces drames oùla souffrance, assurément, ne s’aggrave point par le remords. L’âmeest dans le regard. Le regard de Mme Jacoby étaitdoux et calme comme la pureté d’une bonne conscience.

Après la messe, le petit garçon, qui pouvaitavoir onze ans, offrait le bras à sa mère avec une courtoisiechevaleresque, et la petite fille, qui semblait être exactement dumême âge (au point qu’on les disait jumeaux), se laissait prendrepar la main. Ils revenaient ainsi tout droit à la maison et neressortaient plus.

Dans tout ce qui précède, il n’y a rien debien surprenant ; néanmoins, les gens qui ont assez de loisirpour s’occuper des affaires d’autrui voyaient là du mystère, et laconcierge de la maison de rapport avait mis plus d’une fois son œilet son oreille à la serrure du logement du cinquième, la porte àdroite. Je dois avouer tout de suite qu’elle n’avait rien découvertde suspect.

Il va sans dire que le Conseil des Onze, formépar les petits-enfants de M. et Mme Lemercier,faisait ce qu’il voulait du matin au soir. Les pères et mèresavaient bien parfois quelques velléités de montrer du caractère,mais il y avait l’autorité supérieure du bon-papa et de labonne-maman, fondée sur le respect universel. Le bon-papa et labonne-maman ne voulaient pas que les enfants fussent contrariés.Ils prétendaient, bâtissant sur leur amour tout un naïf système dephilosophie, que les enfants prennent un excellent caractère quandon ne les contrarie jamais. Si les enfants ne devaient jamaisrencontrer dans la vie que des bons-papas et des bonnes-mamans jetrouverais encore ce système assez déraisonnable. Du reste il n’estpas nouveau, et tout le monde connaît ce devant de cheminée quireprésente un enfant et une marmite, l’un abusant de l’autre.

Mais par malheur il n’y a au monde qu’unbon-papa et qu’une bonne-maman, deux tout au plus, et quepenseriez-vous d’un précepteur qui déchausserait son élève pour luifaire traverser un champ de ronces, disant : On a les piedsbien plus à l’aise sans souliers ?

Le monde est un chemin de ronces, bonne-maman,bon-papa, les épines de ces ronces sont longues comme despoignards. Jusqu’à l’heure où sera rouverte la grille du paradisterrestre, ne désarmez pas vos enfants bien-aimés.

Faites-les doux, mais faites-les forts.

Afin que dès leurs premiers pas dans la vie,ils ne vous reprochent pas de les avoir trahis.

Il était cependant un point sur lequelM. et Mme Lemercier se montraient inflexibles.Les meilleurs ont leurs défauts. M. etMme Lemercier avaient l’orgueil de leur position depropriétaire. Défense était portée au Conseil des Onze, défenserigoureuse, de se familiariser avec les enfants deslocataires.

Le juge au tribunal de commerce qui habitaitle premier (bronzes et objets d’art) avait calèche et coupé.L’avocat à la Cour de cassation qui habitait le second avait unevoiture de famille, le jeune notaire du troisième avait tilbury enattendant le prix de sa charge qu’il devait prochainementépouser : c’est égal ! le chien ne fraye pas avec leloup. C’étaient des locataires. On devait être poli, mais froid.Que chacun se tienne à sa place !

Bon Dieu ! au quatrième, il n’y avaitdéjà plus d’équipage, mais, au cinquième ! cette pauvre Jacobyne prenait l’omnibus qu’à la dernière extrémité. Il ne tombait passous les sens que le Conseil des Onze pût lier amitié avec lesenfants de cette pauvre Mme Jacoby.

Voilà pourtant comme nous sommes faits,enfants, hommes ou vieillards : Le Conseil des Onze se passaitparfaitement bien des trois enfants maussades et rogues du juge autribunal de commerce ; il n’avait aucune envie de faire desavances au pâle héritier de l’avocat ; la petite sœur dunotaire, pimpante et pie-grièche, ne lui inspirait qu’une profondeindifférence, et les enfants du quatrième, élégants mais malpropres(misère et vanité), qu’on entendait se battre toute la journée,n’entraient même pas en ligne de compte ; mais le Conseil desOnze, imitant en ceci la concierge, s’occupait énormément despetits Jacoby.

On voyait leurs bustes d’en bas, coupés parl’appui de leurs fenêtres mansardées. Ils avaient l’air de s’aimersi bien et de chérir si tendrement leur mère ! La petitechantait parfois : elle avait une voix d’ange. Le petit jouaitde la flûte à ravir. Jamais ils n’arrosaient leurs fleurs sanséchanger quelques baisers.

Et leur mère ! Je ne sais comment direcela, mais le Conseil des Onze aimait leur mère tout à fait. Elleétait si belle sous son modeste chapeau de paille qui n’avait pointde fleurs ! Elle souriait bien rarement, mais quand ellesouriait en regardant ses deux enfants, il y avait tant d’amourdans ce rayon de joie !

Je vais vous le dire, le Conseil des Onzeavait, à l’unanimité, déclaré qu’elle était« distinguée. » Les enfants s’y connaissent mieux souventque les grandes personnes. Moi qui te parles, Jane, je ne sauraisexpliquer bien au juste ce qu’on entend par ce mot, qui est le fondde la langue parisienne : distinction, mais je le respected’autant plus profondément que je le comprends moins. J’ai penséune fois que la distinction consistait à être pâle, maigre etdésagréable, mais on m’a prouvé que je me trompais en me citantMme la marquise de Trinchard, qui est désagréablesans être pâle ni maigre. D’un autre côté, le poète Tubéreux estpâle, maigre et désagréable sans être distingué. Qu’est-cedonc ?

Elle était pâle, oh ! certes comme laMère Douloureuse au pied de la croix. Était-elle maigre : etce mot vulgaire peut-il s’appliquer à la parfaite beauté ?Elle avait tant souffert ! Était-elle distinguée enfin ?Je vais vous dire : Elle était de celles qu’on regarde avecrespect et dont l’image glisse comme une vision à travers lesouvenir.

Le Conseil des Onze n’avait jamais fait debarricades depuis sa naissance jusqu’au mois de février 1861.

Toutes les invitations étaient lancées,lorsqu’un jour de pluie, Mlle Claire, ennuyée deson livre de contes, appela Mlle Antonine, ennuyéede sa poupée. Le petit garçon de Mme Jacoby lisait,debout, auprès de la croisée. Il avait la figure toute rouge defroid. Derrière lui, on voyait la belle tête blonde de sa sœur quimontait et qui descendait, secouant les riches boucles de sachevelure. Elle sautait à la corde, – pour se réchauffer peut-être,– car la concierge disait qu’ils n’achetaient point de bois.

De leur côté, M. Gaston etM. Maurice regardaient la petite fille au lieu de jouer.

– Il fait froid, dit Gaston.

– Ces deux-là ne vont jamais en soirée,ajouta Maurice.

Claire soupira. Antonine dit :

– Je voudrais bien savoir s’ils ont desnoms hongrois.

– Comment est-ce fait les nomshongrois ? demanda la toute petite Agathe.

Les phrases de ce court entretien étaient fortinsignifiantes, n’est-ce pas ? Eh bien je ne saurais exprimerla somme de curiosité, de compassion, mieux que cela, de tendresympathie qu’elles contenaient.

La preuve, c’est queMlle Agathe s’écria :

– Si nous les invitions tous lesdeux ?

La motion eut un succès d’enthousiasme et futcouverte d’acclamations. Le bruit passa au travers des carreaux dela mansarde. Le petit garçon leva les yeux de dessus son livre, etson sourire salua le Conseil des Onze. Ce n’était pas la premièrefois qu’il donnait à ses riches voisins des preuves de sacourtoisie.

Je mentionne ceci parce que c’est le riche quidoit toujours faire les avances, et il faut savoir beaucoup de gréaux sourires de ceux qui souffrent.

Maurice, qui n’y allait pas par quatrechemins, lui dit, ma foi, bonjour avec sa tête, et la toute petiteAgathe lui envoya un baiser. Il rougit, rendit le baiser à la toutepetite et se retira.

– Vite ! une lettre, ditMaurice.

– Et bon papa ? murmura Claire avecla prudence de ses douze ans.

– Et bonne maman ? ajoutaGaston.

– Ah ! c’est vrai ! fut-ilrépondu d’un ton d’unanime chagrin. Ce sont deslocataires !

– Pas beaucoup, reprit l’intrépideMaurice ; ils ont un si petit loyer !

Dans la bouche d’un autre, ceci aurait sonnémal, mais c’est Maurice qui se moquait bien du taux desloyers !

– Qui m’aime me suive !continua-t-il. Je vais aller demander la permission à bon papa et àbonne maman.

Les grands seuls hésitèrent quelque peu. Tousles petits s’élancèrent aussitôt en sautant sur les pas de Maurice,et les grands suivirent. C’est ainsi les jours de révolution :les petits marchent en tête, les grands ne suivent parfois que lelendemain. Mais le lendemain, ils mettent les petits derrière.

Il y eut quelque chose de menaçant dans lamanière dont Maurice frappa à la porte des grands parents. C’étaitun commencement d’émeute.

– Nous venons voir bon papa, déclaraMaurice.

– Il est en affaires avec madame,répondit François.

– C’est égal. Nous venons voir bonnemaman aussi.

– Monsieur a défendu…

– À bas François ! Bon papa et bonnemaman disent toujours que nous ne venons pas les voirassez !

François, un doux vieux serviteur à cheveuxblancs, fit mine de résister, mais il céda en riant à la premièrecharge et ouvrit la porte pour annoncer :

– Tous ces messieurs et toutes cesdemoiselles !

M. et Mme Lemercierpouvaient être en graves affaires, mais ce blond scélérat deMaurice avait bien raison ; cela était égal. Il n’y a pointd’affaires qui tiennent ! Tous ces messieurs et toutes cesdemoiselles ! Le vieux couple fut en un clin d’œil entouré,dominé, baigné de caresses bruyantes. Quatre sur les genoux, deuxentre les jambes, cinq ici et là ; une salve de baisersdonnés, rendus, donnés encore. Et le cher brouhaha des rires.

– Oh ! bon papa, comme j’avais enviede le voir !

– Écoute, bonne maman, François nevoulait pas nous laisser entrer ; il ne faut pas nousgronder ; nous l’avons battu.

– Cause affaires devant nous bon papa,pour qu’on sache.

– Veux-tu jouer ?

– Dis, fais le cheval !

Sur la table, à côté deMme Lemercier, il y avait une tabatière d’écailleavec le portrait d’un beau jeune homme de dix-huit ans. Maurice quin’avait encore rien dit, se pencha sur le portrait.

– Tu vois bien, bonne maman,prononça-t-il à voix basse, je n’y touche que des yeux ; maiscomme il était joli ! comme il était joli, mon oncle Henri, etcomme je l’aime !

La vieille dame attira Maurice contre soncœur, et une larme vint à ses paupières.

– Chéri, murmura-t-elle d’une voixaltérée, c’est toi qui lui ressembles le mieux.

Il y avait là quelque mélancolique histoire.Les rires cessèrent, en effet, et tous les enfants regardèrent tourà tour le portrait qui était sur la boîte d’écaille, tandis queM. Lemercier tournait la tête avec tristesse.

Maurice jeta ses deux bras autour du cou de lavieille dame et ses prunelles hardies brillèrent.

– J’irai le chercher dès que je seraigrand, dit-il, et tu verras que je le ramènerai !

Puis sans transition :

– Dis, bonne maman, on voudrait inviterle petit garçon et la petite demoiselle d’en face.

Il y eut un grand silence.Mme Lemercier regarda son mari, qui fronçait lesourcil.

– D’en face ! répéta le bonhommeavec un ton d’humeur ; qui vous apprend à parler ainsi ?Nous n’avons personne en face. En face ! On demeure en face dequelqu’un quand on est sur la rue. Ici, nous sommes à l’hôtelLemercier, et il y a de l’autre côté de la cour une maison derapport que j’ai faite pour vous… car, moi, j’étais bien assezriche.

– Eh bien ! c’est ça ! ditvaillamment Maurice, nous n’avons personne en face, mais onvoudrait inviter ceux de vis-à-vis, dans la maison de rapport.

Il vous avait une figure de chérubin, ceMaurice !

– Qu’est-ce que j’ai dit ? demandale bon papa avec sévérité.

– Tu as dit : Pas delocataires ; mais ce n’est pas chez le marchand de bronzes, aumoins !

– Ni chez l’avocat, ajouta Clairedoucement.

– Ni chez le notaire, insinuaAntonine.

– C’est des petits, petits, petitslocataires, acheva ce lutin d’Agathe en ramenant tous les cheveuxblancs de M. Lemercier sur le bout de son nez.

– Les gens du quatrième ? demanda legrand-père avec étonnement.

– Non, plus haut.

– Les enfants de cette jeune dame, sansdoute, dit la bonne maman d’un accent radouci.

Car ce coquin de Maurice la mangeait debaisers.

Il est certain que plus la distance grandit,plus la fantaisie est possible. On admet par caprice un bon paysanà sa table, et l’idée ne viendrait pas d’y faire asseoir un pimpantfournisseur. Les fortifications de M. Lemercier étaientélevées surtout contre son confrère au tribunal de commerce, contrel’avocat et contre le notaire. Ceux-là, dans son idée, étaientpresque ses égaux, et devaient, à coup sûr, dans leur idée à eux,se considérer comme ses supérieurs.

Les fréquenter, c’était descendre tous lesdegrés de son trône de propriétaire. Mais les locataires ducinquième : une escapade !

Cela ne tirait aucunement à conséquence. Lebon papa se fit prier pour avoir plus longtemps les caresses de cetroupeau de chérubins. Quand il prononça enfin le oui siimpatiemment attendu, ce fut une explosion. Les petits grimpèrent àlui comme au mât de cocagne, pendant que les grands l’étouffaientlittéralement de baisers.

Puis soudain tout le monde se précipita versla porte, tandis que Maurice entonnait, sur l’air de Partantpour la Syrie :

Bon papa l’a permi-m-i-is,

Bon papa l’a permis,

Allons faire la le-ettre, etc.

François faillit être renversé par le flot quipassait.

On mit l’adresse à une belle cartelithographie ainsi conçue :

« Mesdemoiselles Claire Durand, Antonineet Suzanne du Champ, Louise et Marie de Saint-Amand, Agathe Leroux,messieurs Gaston Durand, Fernand, Louis et Alfred de Saint-Amand,Maurice du Champ, Paul Leroux, prient monsieur et mademoiselleJacoby de leur faire l’honneur de passer la soirée chez eux lejeudi gras.

» On dansera, on mangera des crêpes, ontirera la grande loterie pour les pauvres, on montrera les ombreschinoises, etc., etc.

» On permet aux papas et aux mamans de nepoint se déguiser. »

– Germain ! appela Claire.

Un domestique, galonné sur toutes lescoutures, se présenta.

– Allez porter ceci en face…

– Pas en face ! interrompit Agathe,bon papa ne veut pas.

– Vis-à-vis, Germain et apportez-nous laréponse.

– Et vite ! ajouta Maurice.

– Mille sabords ! ponctua Gaston lemarin.

Germain partit. On attendit avec une anxiétéfiévreuse.

Au bout de dix minutes, il revint avec unelettre élégamment écrite, qui disait :

« Henriette et Henri remercient du fonddu cœur tous leurs aimables voisins, mais ils sont loin de leurpays et leur mère est bien triste : ils n’ont pas le cœur à sedivertir. »

Claire relut deux fois la lettre. Gastonsoupira. Maurice dit :

– Les noms de Hongrie sont faits commeles noms d’ici, mais je les aime tout plein, ce Henri et cetteHenriette !

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