La Fille du Juif-Errant

Chapitre 66LE SUPPLICE

Le geste du chef de bande désignait l’homme aulong bâton, qui, de son côté, le regardait fixement. Ils semblaientse connaître. On eut dit que l’Homme était resté en dedans de labarricade tout exprès pour attendre le chef de bande.

Cependant, les ouvriers et les étudiantscommandés par l’élève de l’École polytechnique n’étaient pas gens àcommettre ou à laisser commettre un assassinat. Les nouveaux venusne payaient point de mine, quoique leur officier portât un vieiluniforme de colonel de cavalerie et qu’il fît sonner bien haut sonnom : le comte de Savray. On allait le prier de passer aularge, quand la barricade fut attaquée de front par la troupe deligne et de flanc par un détachement de gendarmerie qui descendaitdu quai de la Tournelle. Il y eut un moment de rude confusion,pendant lequel le colonel comte de Savray et sa bande s’emparèrentde l’homme au bâton.

Celui-ci, du reste, n’opposa aucunerésistance.

Il se laissa lier et emporter sur le quaiSaint-Michel, qui était complétement désert.

Comme c’est l’histoire du Juif errant que nousracontons, et non point celle de la révolution de juillet, nouslaisserons la barricade pour suivre Isaac Laquedem, ainsi tombé aupouvoir de ses plus cruels ennemis.

Ozer et ses mirmidons s’arrêtèrent au milieudu quai Saint-Michel, entre une barricade inutile, construite pardes commençants trop zélés, et une voiture de laitier renversée.Ils étaient là comme dans une chambre. On ne pouvait les voir quedes fenêtres et de l’autre bord de la rivière. Mais toutes lesfenêtres étaient closes, et l’autre bord avait bien assez às’occuper de ses propres affaires.

Aussitôt qu’on fut arrivé en cet endroitfavorable, le faux comte de Savray, déchargea un grand coup de sonsabre sur la tête d’Isaac. Barrabas le terrassa en le traitant debrigand, et les trois lévites sacriléges, Coré, Dathan, Abiron, lefoulèrent aux pieds, pendant que le pharisien lui crachait auvisage.

Hérodiade était là, pour veiller sur Ozer.Elle portait toujours dans sa poche un flacon d’acide prussique,comme objet de toilette.

Hérodiade s’approcha d’Isaac, renversé,déboucha son flacon et en versa le contenu tout entier sur lafigure du Juif errant, qui lui dit :

– Prenez garde à vos mains !

Quelques gouttes du liquide brûlant tombèrenten effet sur les mains d’Hérodiade, qui se mit à pousser deshurlements de douleur.

Isaac souriait. Le corrosif coulait dans sesyeux et entre ses lèvres. Comme il en restait à ses moustaches, illes lécha, disant :

– J’avais soif !

Cinq canons de pistolet s’appuyèrent à la foiscontre son front. Cela ne fit qu’un coup. Les balles tombèrentaplaties comme des pièces de trente sous.

– Étranglons-le ! vociféra Ozer.

On essaya.

Les cordes se rompirent.

– Noyons-le !

On lui attacha au cou un chapelet de pavés. Onle fit passer par-dessus le parapet, et on le lança dans laSeine.

Il y avait là un vilain moulin qu’on nommaitle Bateau broyeur. Isaac et ses pavés tombèrent sur le roufle etrebondirent dans le fleuve.

La bande s’accouda le long du parapet pourregarder.

Le corps d’Isaac avait disparu sous l’eau etne reparaissait pas. Il y eut un instant d’espoir, et déjàHolopherne, qui a le mot pour rire, préparait un calembour detriomphe, lorsque, du côté du pont Saint-Michel, une vapeur blanchese prit à flotter au fil de la rivière. La vapeur revêtit une formevague aux rayons du soleil. C’était comme le fantôme d’unefillette…

– Ruthaël ! prononça le faux comtede Savray.

Il fit suivre ce nom d’un juron que nous netranscrirons pas par bienséance. Cet Ozer est le plus mal embouchédes Juifs errants.

En même temps, sous la forme blanche, ondistingua le corps d’un nageur qui détachait tranquillement lacoupe en se dirigeant vers la rive droite du fleuve. Un long bâtonflottait devant lui.

– Feu ! cria Ozer enragé.

Ce fut du bruit et de la fumée.

Le nageur abordait à la rive.

Parmi les fracas de la mousqueterie, l’appeldes cloches, les clameurs de la guerre et le sourd mugissement ducanon, une voix chanta :

La mort ne me peut rien,

Je m’en aperçois bien !

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