La Fille du Juif-Errant

Chapitre 31LE PÈRE DU COLONEL

Il y avait tout en haut de la villa unechambre solitaire, d’où la vue était splendide. De là, un véritablepanorama se déroulait autour du regard. Le colonel comte de Savrayavait fait de cette pièce son cabinet de travail. Il y couchaitsouvent.

Après le grand dîner du pavillon, donné enimitation du gala de la préfecture, le vicomte Paul, « quiétait papa, » avait absolument voulu faire comme papa etcoucher dans la chambre de travail.

Tous les convives du vicomte Paul étaient unpeu « animés. » Si Wellington s’était montré, il y auraiteu grabuge. Wellington, fidèle à sa prudence historique, ne semontra pas. On laissa faire le vicomte Paul comme il voulut.Fanchon et Joli-Cœur, après l’avoir mis, glorieux et joyeux, dansle grand lit paternel, se retirèrent.

Or le vicomte Paul avait ouï dire que son papas’enfermait dans la chambre de travail. Dès qu’il se sentit seul,il se leva et alla, pieds nus, tirer le verrou. Après quoi,tranquille et sûr d’avoir singé consciencieusement son papa, il serecoucha pour bientôt ronfler comme un vicomte qui a donné àlui-même et aux autres un trop bon dîner.

Joli-Cœur, et Fanchon la nourrice restèrent àcauser. Ils parlèrent de cette étrange histoire, racontée à lapréfecture par Mme Lancelot, des domaines. Ilparaît que cette histoire était vraie, puisque Joli-Cœur etFanchon, témoins oculaires des événements, ne donnaient point dedémenti au bizarre récit que nous avons entendu. Mais il paraîtaussi que Mme Lancelot, des domaines, ne savait pastout, car Fanchon et Joli-Cœur parlaient d’un malheur…

Ils disaient : « Quel dommage !Un homme qui avait été, jusqu’à soixante ans, le plus digneseigneur de la terre ! »

Comme nous n’avons aucune raison de garder lesecret, nous expliquerons en deux mots de quel malheur ils’agissait. Ils parlaient du vieux M. de Savray, le pèredu colonel ; cet honnête gentilhomme, était venu habiterLamballe avec le jeune ménage. À dater de cette nuit mystérieuse,qui fut suivie de tant de prospérités, la nuit où le voyageur étaitarrivé mourant pour s’en aller plein de force et de vie, lebonhomme devint méconnaissable. On ne peut prétendre qu’il eûtperdu la tête, car il raisonnait fort bien ; mais, selonl’expression de Fanchon, « un diable lui était entré dans lecorps ! » Il scandalisait la ville par ses orgies, ilblasphémait comme un damné, il buvait comme une éponge, il volait…vous avez bien lu : il volait comme un brigand.

Il volait ! Un vieux gentilhomme !Il faisait pis encore. Je ne sais pas, en vérité, commentMme Lancelot ignorait cela. Si elle l’avait su,quel succès elle aurait eu à la préfecture ! Il est vrai queles Savray avaient quitté Lamballe peu de jours après le passage dufantastique voyageur.

Une nuit, le père du colonel avait disparu.Les gendarmes…

Mon Dieu, oui ! Joli-Cœur et Fanchonpensaient que le bonhomme avait fini ses jours en prison.

Et Fanchon disait en secouant latête :

– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pasloin…

L’un, c’était Isaac Laquedem ; l’autre,c’était Ozer, le soldat qui tendit au Sauveur du monde, mourant surla croix la lance au bout de laquelle était l’éponge imbibée devinaigre.

Tous deux juifs, tous deux errants, – etimmortels sous la malédiction de Jésus Dieu.

Fanchon Honoré pensait donc que le vieuxM. de Savray qui tournait si mal sur ses vieux jours,était victime de quelque maléfice, jeté par l’UN ou parl’AUTRE ?…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer