La Fille du Juif-Errant

Chapitre 79LA THÉORIE DES LIMBES

À six heures du matin, Isaac Laquedem étaitdans le Harz et descendait les pentes abruptes de l’Andreasberg.Les échos de la forêt s’éveillaient aux hurlements de la meute del’ancien conseiller privé, baron de Pfifferlackentrontonstein,lequel n’avait pas encore forcé la biche qui lui donna le change,lors de notre première visite à ces sauvages contrées. Il lacourait toujours.

– Ruthaël, dit Isaac, sommes-nous biendans le chemin des Trois-Puits ?

– Père, nous y sommes, répondit lablanche vision.

Et, en effet, l’instant d’après, la bannedescendait avec Isaac Laquedem dans les entrailles de la terre.

Nous n’avons qu’une demi-page pour éluciderici une question qui tiendra douze tomes in-quarto dans le grandouvrage du docteur Lunat, sur les stations hypothétiques des âmes,ce savant homme n’est pas un matérialiste. Il admet cinq stations,dont deux éternelles : le Ciel et l’enfer, et troispassagères : la terre, le purgatoire, les limbes.

Les limbes sont sur la terre ou sous la terre.La terre contient tout excepté le ciel et l’enfer.

Ceux dont Ozer le soldat dérobait les corps,végétaient dans les limbes, selon la Théorie du docteur.

À l’aide de quels corps, cependant, et avecquelles âmes, puisque le soldat d’Hérode se servait de leurs corpspour son propre usage et gardait leurs âmes dans ses petitesbouteilles ?

Ce sont là d’énormes problèmes à proprementparler, il n’y a dans les limbes ni corps ni âmes.

Visitez certaines fabriques de Londres (car ungrand tiers de cette libre cité est dans les limbes), cherchez-ydes corps et des âmes !

Des corps, on en trouve d’infortunés corpshorriblement abâtardis par l’oppression industrielle. Mais desâmes… j’affirme qu’il n’y en a pas !

J’ai vu là, moi qui parle, à Londres, unevictime d’Ozer, qui, depuis dix-sept ans, rampait dans le mêmeboyau souterrain pour pousser le même wagon sur le même rail. Cen’était plus qu’une mécanique et cette mécanique avait oublié sonpropre nom. Elle ne connaissait plus qu’un dieu : le chien ducontre-maître, qui aboyait derrière elle quand s’arrêtait lewagon.

 

À neuf cents mètres au-dessous de l’herbe,éclairée par le libre soleil, les restes, les reflets du vrai sirArthur et du vrai colonel comte Roland de Savray végétaient au fonddes mines d’Andreasberg, dans les limbes, misérables choses quin’avaient plus d’âmes dans leur rebuts de corps.

Ce sir Arthur, nous ne saurions tropl’expliquer, n’était pas le coquin d’Anglais que nous avons connu àTours en Touraine, mais l’autre, celui qui avait quitté un soir sastalle au Théâtre-Français et à qui on avait filouté son âme dansles couloirs : en un mot, l’avant-dernière victime du soldatOzer, puisque le comte Roland était la dernière.

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