La Fille du Juif-Errant

Chapitre 62AUX TROIS ROIS

Il y avait dans la rue Pierre-Lescot, surl’emplacement occupé maintenant par l’hôtel du Louvre, ce banalpalais qui loge tous les princes et tous les commis-voyageurs duglobe, une maison à cinq étages, pauvre, étriquée, sordide, qui nejouissait pas d’une bonne réputation. On l’appelait la Maison desJuifs, bien qu’elle portât pour enseigne les trois têtes noires desrois mages.

Au cinquième étage de cette maison demeuraitChodruc-Duclos, ce personnage étrange, si connu, sous laRestauration et dans les premières années du règne deLouis-Philippe, sous les noms du Superbe et de l’Homme à la longuebarbe. Maintenant personne ne sait plus ces noms. Sic transitgloria.

Au quatrième étage habitait une femme d’énormecorpulence, nommée madame Putiphar. Elle louait des chambres à lanuit. Ses locataires étaient le pharisien Nathan, le valet deCaïphe et d’autres.

Au troisième, il y avait un individumystérieux qu’on entendait marcher toute la nuit et dont le grabatn’était jamais défait.

Au second, c’était un brocanteur appeléHolopherne que la police surveillait paternellement.

Au premier enfin et au rez-de-chaussée, uncabaret de basse volée ouvrait ses salons crasseux et sesredoutables cabinets particuliers.

Malgré les savantes recherches du docteurLunat membre de l’Institut, on n’a jamais pu savoir si lespersonnages rassemblés pour faire orgie au cabaret de la ruePierre-Lescot, Maison des Juifs, dans la nuit du 28 au 29 juillet1830, étaient des princes déguisés ou de simples va-nu-pieds. Cequi ferait pencher pour la première opinion, c’est qu’une trèsbelle femme, ayant l’accent allemand, chargée d’embonpoint et dediamants faux, qui buvait là d’énormes quantités de kirsch-wasser,répondait au nom d’Hérodiade et paraissait très-liée avec lecolonel comte de Savray, un fangeux bandit qui empoisonnait le vinet la pipe.

Le lecteur doit nous pardonner ces détails,pour lesquels nous demandons grâce humblement à nos lectrices. Ilssont d’une nécessité absolue et peuvent seuls conserver à notrerécit, beaucoup plus sérieux qu’il n’en a l’air, son caractère dehaute et sévère vérité.

Des paroles prononcées pendant l’orgie unhomme instruit et facile au point de vue de la déduction aurait puinférer que, parmi les femmes altérées qui entouraient la nappeamplement tachée de vin bleu se trouvaient la fille de Loth, lanièce de Barrabas et quelques autres dames illustres. Parmi lesconvives mâles, les trois frères Coré, Dathan et Abiron sefaisaient remarquer par leurs saillies. Le locataire Holophernesemblait aussi un joyeux compagnon, mais personne ne pouvait égalerl’entrain de Cataphilus, le portier de Ponce Pilate, qu’onaffectait de désigner ici sous le sobriquet de Chodruc-Duclos.

Tous ces gens semblaient rendre hommage aucolonel comte de Savray, qui était le roi du festin et qu’onappelait Ozer.

Ozer portait un vieil uniforme de hussard quifaisait honte à voir. Il était le mieux mis de l’assemblée.

– Vous savez, dit-il en balançant avecgrâce son verre à bierre plein d’eau-de-vie, que ce plat coquind’Ahasvérus est à Paris ?

– Isaac Laquedem ! s’écria-t-on. Unrien du but !

– Un apostat !

– Un faux frère !

– Un misérable qui s’avise de serepentir !

– Il se donne le ton, reprit le colonel,d’accorder sa haute protection à ma femme et à mon fils :J’entends à la femme et au fils de l’idiot traîneur de sabre à quij’ai fait l’honneur de lui prendre sa peau.

– Cette comtesse Louise est bien la plusfatigante de toutes les bigotes !

– Et ce vicomte Paul est un jeune nigaudqui montre du goût pour le métier d’honnête homme !

Le colonel but une magnifique lampée.

– Paris la dansera demain dit-il. Jepropose à l’aimable société de monter un coup à ce chien couchantd’Ahasvérus. Nous irons aux barricades ; il y sera, j’en suissûr, sous prétexte de sauver quelqu’un ou de faire son étatd’hypocrite. Nous nous mettrons tous contre lui et nousl’étranglerons.

Il y eut de frénétiques applaudissements.

Cependant la fille de Loth, qui avait de l’âgeet de l’expérience, objecta :

– Isaac Laquedem est invulnérable, on ditça.

À l’appui de quoi elle chanta d’une voix debasse-taille :

J’ai vu dedans l’Europe,

Ainsi que dans l’Asie,

Des batailles et des chocs

Qui coûtaient bien des vies

Je les ai traversés

Sans y être blessé !

– Chocs ne rime pas avec l’Europe fitobserver Chodruc-Duclos non sans mépris.

Le colonel réclama le silence d’un geste.

– Du temps que j’étais sir Arthur,dit-il, j’ai ouï conter une bonne histoire par ce fou de docteurLunat, qui s’occupe de nous tous avec tant de passion. C’est lemoins toqué de l’Académie. Le docteur Lunat racontait une aventurede poche percée d’où les cinq sous coulaient, coulaient toujours.Si on pouvait lier les mains d’Isaac Laquedem, trouer son goussetet lui faire faire une ou deux fois le tour du monde à coups degaule, savez-vous qu’on ramasserait une jolie somme ?

– Il faut le prendre d’abord…

– Demain, nous lui donnerons la chassedans Paris !

En ce moment, Hérodiade mit sa main surl’épaule du colonel de Savray et lui dit :

– Ozer, regarde la pendule, monpetit.

Ozer obéit. La pendule marquait cinq minutesavant minuit.

Aussitôt Ozer, ou le colonel de Savray, commeon voudra l’appeler, se leva, jeta sa serviette et s’éclipsa, suivide la reine Hérodiade.

Autour de la table, les convives échangèrentun coup d’œil expressif.

– C’est l’heure ! ditHolopherne.

Chodruc-Duclos ajouta :

Capédébiou ! il paraît qu’à cemoment-là un enfant de trois ans le tuerait !

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