La Fille du Juif-Errant

Chapitre 6HENRI ET HENRIETTE

Le bon La Fontaine a dit en parlant desenfants : Cet âge est sans pitié, et, certes, il aprofondément raison. Rien n’est cruel comme un enfant. Maisd’autres, qui avaient aussi raison profondément, ont proclamél’excellence des petits cœurs. Rien n’est bon comme l’enfance.Voilà le malheur des choses de ce monde, où le noir et le blancsont deux vérités. Chaque maxime a son envers, et l’évidence dépenddu point de vue, toutes fois qu’il s’agit d’une autre vérité que laVérité même qui est Dieu.

Cet âge est surtout sans mesure. Nous naissonstyrans. Il n’y a point d’enfant qui ne soit un despote.

Il n’y a pas non plus d’enfant qui ne subissel’impérieux besoin de remplir un rôle dans le drame ou dans lacomédie qui s’agite près de lui. L’enfant d’une famille quidéménage casse toujours un miroir ou une tasse de porcelaine pouravoir voulu déménager aussi et emporter ces objets malgré sa mère.Il lui faut une importance. Si on le pousse en dehors de l’actionpar la porte, il y rentre par la fenêtre.

Mais, à cet égard, combien d’hommes restentenfants toute leur vie !

La chaîne avait diverti les petits hôtes de lamaison Lemercier, bien autrement que n’aurait pu le faire lalanterne magique, Guignol, ou même une forte séance deM. Hamilton, le galant successeur de Robert Houdin. Ilsavaient été dans cette pièce auteurs et acteurs : double joie.Leurs costumes portaient les marques de leur vaillance ; ilsavaient les pieds mouillés, les mains rouges et brûlantes comme devrais sauveteurs, n’était-ce pas de quoi enchanter ? Puis toutà coup, au milieu de leur triomphe, et quand la chaleur du combatn’avait pas eu le temps de se refroidir, une péripétie étaitsurvenue, plus inopinée, plus brusque, plus intéressante que cellesqu’on applaudit au cinquième acte des pièces de théâtre. Cettepéripétie les touchait de si près, qu’un instant ils purent s’ycroire englobés : c’était encore très-bien ; maisl’instant d’après, la scène de reconnaissance devenait si intime,qu’il n’y avait plus moyen d’y mettre le doigt. Nos petits hommeset nos petites dames comprirent qu’ils allaient devenir desgêneurs, chose atroce ! Impossible de rester uneminute de plus.

Alors ils s’ingénièrent, et la tyrannie del’enfance perça au milieu même des chères prévenances ducœur : Quelques-unes de leurs exigences furentraisonnables ; ainsi Maurice, saisissant l’étranger àbras-le-corps, donna le signal d’une poussée qui l’entraîna avec safemme et ses enfants jusque dans la maison. Il ne fallait passonger, en effet, à rentrer dans l’appartement deMme Jacoby, que les pompiers étaient en train denoyer. On mit l’étranger dans le bureau de M. Lemercier, quiétait une place réservée, et le bon papa ordonna la retraite,comprenant que les deux époux désiraient, par-dessus toutes choses,le bienfait de la solitude.

Ils étaient là, en effet, tous les deux, setenant par les mains et se regardant avec des yeux mouillés. Lepetit Henri et la petite Henriette s’agenouillaient devant eux etbaisaient leurs mains jointes en riant et en pleurant.

Voilà ce qui était bien. Voici ledespotisme :

– Nous voulons bien nous en aller, ditrésolument Maurice, chef de toutes les barricades, mais il fautqu’ils viennent avec nous… Henri et Henriette !

– Dans un pareil moment… commençaM. Lemercier.

– Dans un pareil moment, bon papa,interrompit Maurice sans cérémonie, nous ne voulons pas qu’ilss’enrhument. Ce sont nos amis maintenant. Ils ont froid, ils sontmouillés, ils n’ont pas eu le temps de s’habiller… N’est-ce pas,monsieur et madame, que j’ai raison ? Ils grelottent,tenez ! et puis, je vois bien, moi, que vous avez toutessortes de choses à vous dire… Ah mais !

L’étranger sourit et l’appela de la main.Maurice s’approcha aussitôt. L’étranger l’attira sur son cœur et lebaisa. Maurice, fier comme Artaban, regarda son grand-père, tandisque Gaston s’emparait d’Henri et Claire d’Henriette.

– Pour un instant, murmura l’étranger,seuls, tout seuls !

– En avant deux ! s’écriaMaurice.

– Et ensuite, reprit le colonel avec uneinflexion de voix singulière, j’aurai à parler en particulier àM. et Mme Lemercier.

– À vos ordres, cher monsieur, réponditle grand papa.

La bonne maman avait comme une main qui luiétreignait le cœur, mais c’était sans doute le contre-coup desémotions de l’incendie.

Cependant l’armée des petits sauveteurs avaitsa proie. Henri et Henriette étaient des prisonniers, on lestenait ! Agathe voulait déjà les bourrer de gâteaux, Louiseparlait de les mettre au bain, Claire votait pour un lit bienchaud, son propre lit à elle, pour Henriette.

– Ah ! çà ! ah ! çà !dit Maurice indigné, comme cela, nous les perdrons !Croyez-vous que la fête est finie ! Voulez-vous les priver dedanser avec nous ! Et quelle occasion d’avoir une leçon devraie mazurka ! c’est leur ronde nationale : Il faut lescostumer.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit cesbelles paroles.

– Il faut les costumer ! il faut lescostumer !

Henri et Henriette résistaient.

– Comment ! s’écria Maurice. Vousretrouvez votre papa et vous ne voulez pas célébrer cebonheur ! par exemple !

Et les autres :

– Comment ! comment ! votremaman pleure de joie ! Pourquoi seriez-vous encore tristesquand vos parents sont heureux et contents ?

– Des costumes ! descostumes !

– Il y en a plein une armoire,ici !

– Et qui n’ont servi qu’une fois.

– C’est dommage, dit une belle petitefille, mon frère et moi nous en avons de tout neufs que nousn’avons pas mis, parce que mon oncle nous a apporté ceux-ci, qu’ila trouvé à acheter par hasard : deux vrais costumes hongrois,savez-vous.

– Deux vrais ! répéta le frère avecune légitime fierté, authentiques !

Henri et Henriette auraient pu affirmerl’exactitude du fait, car c’étaient leurs propres habits. Ils lesregardèrent bien un peu du coin de l’œil, mais on étalait déjàdevant eux une abondante et brillante friperie. L’armoire du jeudigras était pleine, ce n’était point de l’exagération. À ces enfantsriches et gâtés, les costumes ne servaient jamais qu’une nuit. Il yen avait là de toutes les formes, de toutes les couleurs, de toutesles époques et de tous les pays.

Il faut bien se soumettre quand on est captif.Henri et Henriette n’étaient que deux contre cinq cents, et la joieintime de leurs pauvres petits cœurs était complice de toutes cesfolies. Henri se laissa mettre un superbe costume deHighlander : un Mac Gregor et Henriette, livrée aux mainsadroites de ces demoiselles, fut en un clin d’œil une Marie Stuartsplendide.

On les entoura tout rouges et timides qu’ilsétaient, on les admira, on les embrassa. Si tu savais, Jane, commeon les aimait ! À la fête, maintenant ! L’orchestre avaiteu du bon temps pendant l’incendie et aussi pendant qu’on habillaitles deux petits, l’orchestre préluda avec une vigueur qui annonçaitla bonne volonté de bien faire. Lequel de ces messieurs aural’honneur de donner la main à Henriette ? Laquelle de cesdemoiselles sera la danseuse de Henri ? Grande question !S’il y avait eu ici autre chose que des garçons et des bichettesparfaitement élevés, on se serait battu, je t’assure. Mauricefronçait déjà le sourcil en défiant ses rivaux du regard, il luifallait Marie Stuart ou la mort ! Gaston, plus maître de lui,faisait appel à la diplomatie. Fernand, Gustave, Alfred, Adolphe,Bertrand, Frédéric, briguaient l’honneur d’ouvrir le bal avec cellequi désormais était l’idole.

Du côté des petites demoiselles, c’était unempressement pareil, quoiqu’il fût moins franchement exprimé.Toutes voulaient Mac Gregor ; l’impératrice, la bergère duLiban, le bébé chinois, la Circassienne, la mandarine, la marquise,Colombine, la laitière, et vingt autres, dirigeaient vers Henril’artillerie de leurs jolis yeux et l’entouraient de leurssourires.

Mais Mac Gregor et Marie Stuart ne voyaientrien de tout cela. Ils étaient inquiets ; leurs regards setournaient à chaque instant vers la porte. Ce n’était pas danserqu’ils voulaient : ils avaient le cœur trop plein. Ilspensaient à leur père, dont il étaient séparés depuis silongtemps ; à leur mère chérie, qui était à peine remiselorsqu’ils l’avaient quittée. Ils auraient donné toutes les dansesdu monde, et aussi toutes les belles friandises étalées sur lebuffet, pour une parole de leur père et de leur mère.

Maurice s’esquiva, car il avait deviné cela.Il ne perdait jamais beaucoup de temps en préliminaires : ilalla droit à la chambre où Mine Jocoby et l’étranger étaientréunis. Il appela, puis il dit :

– Venez voir vos enfants, monsieur etmadame, ils ne peuvent pas s’amuser sans vous.

À son grand étonnement, ce fut la voix du bonpapa qui répondit :

– Nous sommes en affaires. Si quelqu’unnous dérange, gare à lui !

Maurice revint plus vite qu’il n’étaitvenu.

– Mon petit. Henri et ma petiteHenriette, dit-il, tout va bien. J’ai vu votre papa et votre mamanpar le trou de la serrure. Votre maman souriait, votre paparacontait une histoire. Ils ne sont pas seuls, grand-père est aveceux. Ils sont en affaires tous les trois et vous ne pouvez pas lesdéranger. Alors, amusons-nous.

Et d’une voix de Stentor :

– Allez, l’orchestre ! unehongroise !

Pour ne froisser aucune ambition, et aussi parl’accord de toutes ces curiosités intelligentes, il fut convenu quecette première hongroise serait dansée par Mac Gregor et MarieStuart ensemble. Comme cela on était bien sûr de ne mécontenterpersonne, et d’avoir un parfait spécimen de la danse magyare.L’orchestre frappa ses accords sautillants et jeta sur une mesure àdeux temps vivement rythmée toute une cascade de cadences joyeuses.Henri et Henriette tressaillirent à l’appel de l’air national. Ilsprirent posture comme malgré eux, puis, entraînés par cette voixqui leur parlait de leur enfance et de leur pays, ils s’élancèrentd’un pied leste, marquant la mesure avec leurs talons et prenantces poses tour à tour gracieuses et hautaines que notre dansebanale n’admet plus. Car nous prenons à tous les pays du mondeleurs pas, leurs sauts, leurs glissades pour n’en garder que lenom, et les soumettre à l’uniformité de nos ballets mondains.Polkas, mazurkas, schottish, valses, redowas et autres inventionsde la Terpsichore exotique, prennent chez nous invariablement lemême caractère, parce que nous dansons pour causer et non pointpour danser.

Ceci n’est point précisément un blâme. Chacunse divertit comme il l’entend.

Mais Mac Gregor et Marie Stuart dansaient pourdanser, comme on danse le long du Danube et de la Theiss. Ilsprenaient malgré eux ces airs de tête provocants, cette tournuremartiale, ces poses à la fois tendres et hardies que l’on copiechez nous, mais qui, là-bas, sont la nature. Leurs costumes, il estvrai, mentaient à la couleur locale, mais tout ce qui estaudacieux, fier, jeune et chevaleresque convient au costumenational de l’Écosse, la vaillante patrie des cavaliers.

Ce fut un succès, ce fut mieux, ce fut unefièvre. On s’arrêta d’abord pour les voir et pour apprendre.

Les couples tout formés restaient immobiles àregarder. Mais on apprend vite, et surtout bien vite croit-on avoirappris.

N’est-ce pas, Jane, avant d’avoir essayé, toutest facile ?

En avant deux ! voici tous les couplespartis ! Dieu ! quelles poses ! chacun voulait fairemieux que le modèle. On se moquait bien un peu les uns des autres,et il y avait de quoi, mais on allait de si bon cœur ! jamaishongroise ne fut si vaillamment sautée. Maurice s’était emparéd’une dame maronite qui oubliait là toutes ses infortunes. Ellepirouettait à la barbe des Druses, qui n’avaient pas le cœur de lapersécuter. Allez, l’orchestre ! ferme, les violons !soufflez, les cuivres ! La sueur vous perce, tant mieux !allez toujours ! Vous êtes essoufflés, n’avez-vous pashonte ! poussez, morbleu, ferme ! ferme ! serez-vousassez lâches pour demander grâce ?

Vaincu, l’orchestre ! le premier violonse renversa sur son siége pour s’éventer avec son foulard, laclarinette poussa un couac suprême, la petite flûte grinçacomme une scie et la contre-basse rendit un sourd mugissement. Lechef lui-même était hors de combat.

On vit le trombone, grave et triste, verserdans son godet tout un verre de vapeur distillée, et le cornet àpistons eut besoin d’une bouteille entière pour gargariser sa gorgeendolorie.

Les danseurs, les vainqueurs haletaient surles divans.

Du punch, mesdames ! les glaces ne valentrien après une hongroise pareille. Du punch fait exprès pour vous,du punch qui étincelle dans le cristal taillé, comme la goutted’eau sur les feuilles de la rose. Buvez sans crainte et ne faitespas la petite bouche. Il y a si peu de rhum ! La divineambroisie jamais ne donne la migraine. Buvez, je réponds de tout.C’est du lait !

Oh ! le cher Mac Gregor ! oh !la bien-aimée Marie-Stuart ! On peut demander parfois àParis : De quoi dépend la vogue ? mais ce n’était pas icile cas. Il suffisait de voir Henri et Henriette pour comprendreleur succès. Leurs regards reconnaissants se promenaient sur lafoule amie ; leurs sourires remerciaient, et sur leurscharmants visages il y avait une expression mélangée de joie et demélancolie qui leur donnait tous les cœurs.

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