Chapitre 13L’IMAGE
C’était une splendide soirée de septembre. Lesfenêtres du pavillon dans lequel le vicomte Paul imitait le granddîner de la préfecture regardaient l’occident, où le soleil agrandidescendait vers son lit de nuées roses, frangées de pourpre etd’or.
Cette chaude lumière, pénétrant à profusiondans la salle du festin, rougissait les rubis du vin même etvermillonnait tous les visages.
Mais l’image désignée par le vicomte Paulluttait en vérité d’or, de pourpre et de flammes avec les foyersardents du couchant.
On se figurerait difficilement une plusmerveilleuse estampe. Elle ruisselait de cinabre vif, de vert-chou,tendre et cru, de jaune criard et de bleu céleste. Elle était, pardessus tout cela, si généreusement dorée, que le soleil y miraitses rayons obliques en riant. Tout y avait de l’or, tout : lescorniches des maisons flamandes, les pieds de la table, les cheveuxdes dames, le bout du nez du « bourgeois fort civil » etmême les haillons de ce bel homme à barbe gigantesque qui refusaitles politesses des bonnes gens de Bruxelles en Brabant.
Ils paraissaient bien portants, gras et debonne humeur, ces bourgeois habillés à la mode du temps deLouis XIV. On devinait le chagrin qu’avait l’homme barbu às’éloigner du magnifique pot, doré comme tout le reste, où la bièrede Louvain se couronnait de mousse d’or.
Aux balcons, les dames brabançonnessouriaient, habillées comme Marie Stuart. Les hirondellesvoletaient au ciel parmi les jolis clochers de Flandres.
Le chien du bourgmestre aboyait entre lesjambes. Dames, hirondelles, clochers, balustrades, chien,bourgmestre et mollets étaient d’or !
Du reste, à quoi bon décrire minutieusementcette image ? on la vend partout un sou. Encore y a-t-ilau-dessous, et par-dessus le marché, la chanson illustre dont lesvingt-quatre couplets ont fait cent fois le tour dumonde :
Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif-Errant ?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux !