Graziella

XXX

Je voyais depuis quelque temps qu’elle mecachait je ne sais quoi de ses pensées. Elle avait des entretienssecrets avec ses jeunes amies les ouvrières. C’était comme un petitcomplot auquel on ne m’admettait pas.

Un soir je lisais dans ma chambre, à la lueurd’une petite lampe de terre rouge. Ma porte sur la terrasse étaitouverte pour laisser entrer la brise de mer. J’entendis du bruit,de longs chuchotements de jeunes filles, des rires étouffés, puisde petites plaintes, des mots d’humeur puis de nouveaux éclats devoix interrompus par de longs silences dans la chambre de Graziellaet des enfants. Je n’y fis pas grande attention d’abord.

Cependant l’affectation même qu’on mettait àétouffer les chuchotements et l’espèce de mystère qu’ilssupposaient entre les jeunes filles excitèrent ma curiosité. Jeposai mon livre, je pris ma lampe de terre dans la main gauche, jel’abritai de la main droite contre les bouffées du vent pourqu’elle ne s’éteignît pas. Je traversai à pas muets la terrasse, enassourdissant mes pas sur les dalles. Je collai mon oreille contrela porte de Graziella. J’entendis un bruit de pas qui allaient etvenaient dans la chambre, des froissements d’étoffes qu’on pliaitet qu’on dépliait, le cliquetis des dés, des aiguilles, des ciseauxde femmes qui ajustaient des rubans, qui épinglaient des fichus, etces babillages, ces bourdonnements de fraîches voix que j’avaissouvent entendus dans la maison de ma mère quand mes sœurss’habillaient pour le bal.

Il n’y avait point de fête au Pausilippe pourle lendemain. Graziella n’avait jamais songé à relever sa beautépar la toilette. Il n’y avait pas même un miroir dans sa chambre.Elle se regardait dans le seau d’eau du puits de la terrasse, ouplutôt elle ne se regardait que dans mes yeux.

Ma curiosité ne résista pas à ce mystère. Jepoussai la porte du genou. La porte céda. Je parus, ma lampe à lamain, sur le seuil.

Les jeunes ouvrières jetèrent un cri ets’échappèrent en volée d’oiseaux, se réfugiant, comme si on lesavait surprises en crime, dans les coins de la chambre. Ellestenaient encore à la main les objets de conviction. L’une le fil,l’autre les ciseaux, celle-ci les fleurs, celle-là les rubans. MaisGraziella, placée au milieu de la chambre, sur un petit escabeau enbois, et comme pétrifiée par mon apparition inattendue, n’avait paspu s’échapper. Elle était rouge comme une grenade. Elle baissaitles yeux, elle n’osait pas me regarder à peine respirer. Tout lemonde se taisait, dans l’attente de ce que j’allais dire. Je nedisais rien moi-même. J’étais absorbé dans la surprise et dans lacontemplation muette de ce que je voyais.

Graziella avait dépouillé ses vêtements delourde laine, sa soubreveste galonnée à la mode de Procida, quis’entrouvre sur la poitrine pour laisser la respiration à la jeunefille et la source de vie à l’enfant, ses pantoufles à paillettesd’or et au talon de bois dans lesquelles jouaient ordinairement sespieds nus, les longues épingles à boules de cuivre qui enroulaienttransversalement sur le sommet de sa tête ses cheveux noirs, commeune vergue enroule la voile sur la barque. Ses boucles d’oreilleslarges comme des bracelets étaient jetées confusément sur son litavec ses habits du matin.

À la place de ce pittoresque costume grec quisied à la pauvreté comme à la richesse, qui laisse, par la robetombante à mi-jambes, par l’échancrure du corsage et par l’entailledes manches, la liberté et la souplesse à toutes les formes ducorps de la femme, les jeunes amies de Graziella l’avaient revêtue,à sa prière, des habits et des parures d’une demoiselle française àpeu près de sa taille et de son âge dans le couvent. Elle avait unerobe de soie moirée, une ceinture rose, un fichu blanc, une coiffeornée de fleurs artificielles, des souliers de satin bleu, des basà mailles de soie qui laissaient voir la couleur de chair sur leschevilles arrondies de ses pieds.

Elle restait dans ce costume sous lequel jevenais de la surprendre aussi confondue que si elle eût étésurprise dans sa nudité par un regard d’homme. Je la regardais moimême sans pouvoir en détacher mes yeux, mais sans qu’un geste, uneexclamation, un sourire pussent lui révéler l’impression quej’éprouvais de son travestissement. Une larme m’était montée ducœur. J’avais tout de suite et trop bien compris la pensée de lapauvre enfant. Honteuse de la différence de condition entre elle etmoi, elle avait voulu éprouver si un rapprochement dans le costumerapprocherait à mes yeux nos destinées. Elle avait tenté cetteépreuve à mon insu, avec l’aide de ses amies, espérant m’apparaîtretout à coup ainsi plus belle et plus de mon espèce qu’elle necroyait l’être sous les simples habits de son île et de son état.Elle s’était trop trompée. Elle commençait à s’en apercevoir à monsilence. Sa figure prenait une expression d’impatience désespéréeet presque de larmes qui me révélait son dessein caché, son crimeet sa déception.

Elle était bien belle ainsi cependant. Sapensée devait l’embellir mille fois plus à mes yeux. Mais sa beautéressemblait presque à une torture. C’était comme une figure de cesjeunes vierges du Corrège clouées au poteau sur le bûcher de leurmartyre et se tordant dans leurs liens pour échapper aux regardsqui profanent leur pudicité. Hélas ! c’était un martyre aussipour la pauvre Graziella. Mais ce n’était pas, comme on eût pucroire en la voyant, le martyre de la vanité. C’était le martyre deson amour.

Les habillements de la jeune pensionnairefrançaise du couvent dont on l’avait vêtue, coupés sans doute pourla taille maigre et pour les bras et les épaules grêles d’uneenfant cloîtrée de treize à quatorze ans, s’étaient rencontrés tropétroits pour la stature découplée et pour les épaules arrondies etfortement nouées au corps de cette belle fille du soleil et de lamer. La robe éclatait de partout sur les épaules, sur le sein,autour de la ceinture, comme une écorce de sycomore qui se déchiresur les branches de l’arbre aux fortes sèves du printemps. Lesjeunes couturières avaient eu beau épingler ça et là la robe et lefichu, la nature avait rompu l’étoffe à chaque mouvement. On voyaiten plusieurs endroits, à travers les déchirures de la soie, le nudu cou ou des bras éclater sous les reprises. La grosse toile de lachemise passait à travers les efforts de la robe et du fichu etcontrastait par sa rudesse avec l’élégance de la soie. Les bras,mal contenus par une manche étroite et courte, sortaient comme lepapillon rose de la chrysalide qu’il fait gonfler et crever. Sespieds, accoutumés à être nus ou à s’emboîter dans de largesbabouches grecques, tordaient le satin des souliers qui semblaientl’emprisonner dans des entraves de cordons noués comme des sandalesautour de ses jambes. Ses cheveux, mal relevés et mal contenus parle réseau de dentelles et de fausses fleurs, soulevaient commed’eux-mêmes tout cet édifice de coiffure et donnaient au visagecharmant, qu’on avait voulu en vain défigurer ainsi, une expressiond’effronterie dans la parure et de honte modeste dans laphysionomie qui faisaient le plus étrange et le plus délicieuxcontraste.

Son attitude était aussi embarrassée que sonvisage. Elle n’osait faire un mouvement, de peur de laisser tomberles fleurs de son front ou de froisser son ajustement. Elle nepouvait marcher tant sa chaussure enclavait ses pieds et donnait decharmante gaucherie à ses pas. On eût dit l’Ève naïve de cette merdu soleil prise au piège de sa première coquetterie.

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