Graziella

XX

Je tenais les yeux baissés, n’osant lesrelever sur elle, de peur que mon regard ne lui en dît trop ou troppeu pour tant de délire. Cependant je relevai, à ces mots, monfront collé sur ses mains, et je balbutiai quelques paroles.

Elle me mit le doigt sur les lèvres.« Laisse-moi tout dire : maintenant je suiscontente ; je n’ai plus de doute, Dieu s’est expliqué.Écoute :

« Hier quand je me suis sauvée de lamaison après avoir passé toute la nuit à combattre et à pleurer àta porte ; quand je suis arrivée ici à travers la tempête, j’ysuis venue croyant ne plus te revoir jamais, et comme une morte quimarcherait d’elle-même à la tombe. Je devais me faire religieusedemain, aussitôt le jour venu. Quand je suis arrivée la nuit àl’île et que je suis allée frapper au monastère, il était troptard, la porte était fermée. On a refusé de m’ouvrir. Je suis venueici pour passer la nuit et baiser les murs de la maison de mon pèreavant d’entrer dans la maison de Dieu et dans le tombeau de moncœur. J’ai écrit par un enfant à une amie de venir me chercherdemain. J’ai pris la clef. J’ai allumé la lampe devant la Madone.Je me suis mise à genoux et j’ai fait un vœu, un dernier vœu, unvœu d’espérance jusque dans le désespoir. Car tu sauras, si jamaistu aimes, qu’il reste toujours une dernière lueur de feu au fond del’âme, même quand on croit que tout est éteint. « Sainteprotectrice, lui ai-je dit, envoyez-moi un signe de ma vocationpour m’assurer que l’amour ne me trompe pas et que je donnevéritablement à Dieu une vie qui ne doit appartenir qu’à luiseul !

« Voici ma dernière nuit commencée parmiles vivants. Nul ne sait où je la passe. Demain peut-être onviendra me chercher ici quand je n’y serai déjà plus. Si c’estl’amie que j’ai envoyé avertir qui vient la première, ce sera signeque je dois accomplir mon dessein, et je la suivrai pour jamais aumonastère.

« Mais si c’était lui qui parût avantelle !… lui, qui vînt, guidé par mon ange, me découvrir etm’arrêter au bord de mon autre vie !… Oh ! alors, ce serasigne que vous ne voulez pas de moi, et que je dois retourner aveclui pour l’aimer le reste de mes jours !

« Faites que ce soit lui ! ai-jeajouté. Faites ce miracle de plus, si c’est votre dessein et celuide Dieu ! Pour l’obtenir je vous fais un don, le seul que jepuisse faire, moi qui n’ai rien. Voici mes cheveux, mes pauvres etlongs cheveux qu’il aime et qu’il dénoua si souvent en riant pourles voir flotter au vent sur mes épaules. Prenez-les, je vous lesdonne, je vais les couper moi-même pour vous prouver que je ne meréserve rien, et que ma tête subit d’avance le ciseau qui lescouperait demain en me séparant du monde. »

À ces mots, elle écarta, de la main gauche lemouchoir de soie qui lui couvrait la tête, et prenant de l’autre lelong écheveau de ses cheveux coupés et couchés à côté d’elle sur lelit de feuilles, elle me les montra en les déroulant. « LaMadone a fait le miracle ! » reprit-elle avec une voixplus forte et avec un accent intime de joie. « Elle t’aenvoyé ! J’irai où tu voudras. Mes cheveux sont à elle. Ma vieest à toi ! »

Je me précipitai sur les tresses coupées deses beaux cheveux noirs, qui me restèrent dans les mains comme unebranche morte détachée de l’arbre. Je les couvris de baisers muets,je les pressai contre mon cœur, je les arrosai de larmes comme sic’eût été une partie d’elle-même que j’ensevelissais morte dans laterre. Puis, reportant les yeux sur elle, je vis sa charmante têtequ’elle relevait toute dépouillée, mais comme parée et embellie deson sacrifice, resplendir de joie et d’amour au milieu des tronçonsnoirs et inégaux de ses cheveux déchirés plutôt que coupés par lesciseaux. Elle m’apparut comme la statue mutilée de la Jeunesse dontles mutilations mêmes du temps relèvent la grâce et la beauté enajoutant l’attendrissement à l’admiration. Cette profanationd’elle-même, ce suicide de sa beauté pour l’amour de moi, meportèrent au cœur un coup dont le retentissement ébranla tout monêtre et me précipita le front contre terre à ses pieds. Jepressentis ce que c’était qu’aimer et je pris ce pressentiment pourde l’amour !

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