Graziella

XII

La proue, en touchant la roche, rendit un sonsec et éclatant comme le craquement d’une planche qui tombe à fauxet qui se brise. Nous sautâmes dans la mer, nous amarrâmes de notremieux la barque avec un reste de cordage, et nous suivîmes levieillard et l’enfant qui marchaient devant nous.

Nous gravîmes contre le flanc de la falaiseune espèce de rampe étroite où le ciseau avait creusé dans lerocher des degrés inégaux, tout glissants de la poussière de lamer. Cet escalier de roc vif, qui manquait quelquefois sous lespieds, était remplacé par quelques marches artificielles qu’onavait formées en enfonçant par la pointe de longues perches dansles trous de la muraille, et en jetant sur ce plancher tremblantdes planches goudronnées de vieilles barques ou des fagots debranches de châtaignier garnies de leurs feuilles sèches.

Après avoir monté ainsi lentement environquatre ou cinq cents marches, nous nous trouvâmes dans une petitecour suspendue qu’entourait un parapet de pierres grises. Au fondde la cour s’ouvraient deux arches sombres qui semblaient devoirconduire à un cellier Au-dessus de ces arches massives, deuxarcades arrondies et surbaissées portaient un toit en terrasse,dont les bords étaient garnis de pots de romarin et de basilic.Sous les arcades, on apercevait une galerie rustique où brillaient,comme des lustres d’or aux clartés de la lune, des régimes de maïssuspendus.

Une porte en planches mal jointes ouvrait surcette galerie. À droite, le terrain, sur lequel la maisonnetteétait inégalement assise, s’élevait jusqu’à la hauteur duplain-pied de la galerie. Un gros figuier et quelques ceps tortueuxde vigne se penchaient de là sur l’angle de la maison, enconfondant leurs feuilles et leurs fruits sous les ouvertures de lagalerie et en jetant deux ou trois festons serpentant sur le murd’appui des arcades. Leurs branches grillaient à demi deux fenêtresbasses qui s’ouvraient sur cette espèce de jardin ; et, si cen’eût été ces fenêtres, on eût pu prendre la maison massive, carréeet basse, pour un des rochers gris de cette côte, ou pour un de cesblocs de lave refroidie que le châtaignier, le lierre et la vignepressent et ensevelissent de leurs rameaux, et où le vigneron deCastellamare ou de Sorrente creuse une grotte fermée d’une portepour conserver son vin à côté du cep qui l’a porté.

Essoufflés par la montée longue et rapide quenous venions de faire et par le poids de nos rames que nousportions sur nos épaules, nous nous arrêtâmes un moment, levieillard et nous, pour reprendre haleine dans cette cour. Maisl’enfant, jetant sa rame sur un tas de broussailles et gravissantlégèrement l’escalier se mit à frapper à l’une des fenêtres avec satorche encore allumée, en appelant d’une voix joyeuse sa grand-mèreet sa sœur : « Ma mère, ma sœur ! Madre !Sorellina ! criait-il, Gaetana !Graziella ! réveillez-vous ; ouvrez, c’est le père,c’est moi ; ce sont des étrangers avec nous. »

Nous entendîmes une voix mal éveillée, maisclaire et douce, qui jetait confusément quelques exclamations desurprise du fond de la maison. Puis le battant d’une des fenêtress’ouvrit à demi, poussé par un bras nu et blanc qui sortait d’unemanche flottante, et nous vîmes, à la lueur de la torche quel’enfant élevait vers la fenêtre, en se dressant sur la pointe despieds, une ravissante figure de jeune fille apparaître entre lesvolets plus ouverts.

Surprise au milieu de son sommeil par la voixde son frère, Graziella n’avait eu ni la pensée ni le temps des’arranger une toilette de nuit. Elle s’était élancée pieds nus àla fenêtre, dans le désordre où elle dormait sur son lit. De seslongs cheveux noirs, la moitié tombait sur une de ses joues ;l’autre moitié se tordait autour de son cou, puis, emportée del’autre côté de son épaule par le vent qui soufflait avec force,frappait le volet entrouvert et revenait lui fouetter le visagecomme l’aile d’un corbeau battue du vent.

Du revers de ses deux mains, la jeune fille sefrottait les yeux en élevant ses coudes et en dilatant ses épaulesavec ce premier geste d’un enfant qui se réveille et qui veutchasser le sommeil. Sa chemise, nouée autour du cou, ne laissaitapercevoir qu’une taille élevée et mince où se modelaient à peinesous la toile les premières ondulations de la jeunesse. Ses yeux,ovales et grands, étaient de cette couleur indécise entre le noirfoncé et le bleu de mer, qui adoucit le rayonnement par l’humiditédu regard et qui mêle à proportions égales dans des yeux de femmela tendresse de l’âme avec l’énergie de la passion, teinte célesteque les yeux des femmes de l’Asie et de l’Italie empruntent au feubrûlant de leur jour de flamme et à l’azur serein de leur ciel, deleur mer et de leur nuit. Les joues étaient pleines, arrondies,d’un contour ferme, mais d’un teint un peu pâle et un peu bruni parle climat, non de cette pâleur maladive du Nord, mais de cetteblancheur saine du Midi qui ressemble à la couleur du marbre exposédepuis des siècles à l’air et aux flots. La bouche, dont les lèvresétaient plus ouvertes et plus épaisses que celles des femmes de nosclimats, avait les plis de la candeur et de la bonté. Les dentscourtes, mais éclatantes, brillaient aux lueurs flottantes de latorche comme des écailles de nacre aux bords de la mer sous lamoire de l’eau frappée du soleil.

Tandis qu’elle parlait à son petit frère, sesparoles vives, un peu âpres et accentuées, dont la moitié étaitemportée par la brise, résonnaient comme une musique à nosoreilles. Sa physionomie, aussi mobile que les lueurs de la torchequi l’éclairait, passa en une minute de la surprise à l’effroi, del’effroi à la gaieté, de la tendresse au rire ; puis elle nousaperçut derrière le tronc du gros figuier elle se retira confuse dela fenêtre, sa main abandonna le volet qui battit librement lamuraille ; elle ne prit que le temps d’éveiller sa grand-mèreet de s’habiller à demi, elle vint nous ouvrir la porte sous lesarcades et embrasser tout émue, son grand-père et son frère.

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