Graziella

IX

Ils parlaient encore que depuis longtemps jen’entendais déjà plus. Je ne m’étais jamais rendu compte à moi-mêmede l’attachement que j’avais pour Graziella. Je ne savais pascomment je l’aimais ; si c’était de l’intimité pure, del’amitié, de l’amour, de l’habitude ou de tous ces sentimentsréunis que se composait mon inclination pour elle. Mais l’idée devoir ainsi soudainement changées toutes ces douces relations de vieet de cœur qui s’étaient établies et comme cimentées à notre insuentre elle et moi ; la pensée qu’on allait me la prendre pourla donner tout à coup à un autre ; que, de ma compagne et dema sœur qu’elle était à présent, elle allait me devenir étrangèreet indifférente ; qu’elle ne serait plus là ; que je nela verrais plus à toute heure, que je n’entendrais plus sa voixm’appeler ; que je ne lirais plus dans ses yeux ce rayontoujours levé sur moi de lumière caressante et de tendresse, quim’éclairait doucement le cœur et qui me rappelait ma mère et messœurs ; le vide et la nuit profonde que je me figurais tout àcoup autour de moi, là, le lendemain du jour où son mari l’auraitemmenée dans une autre maison ; cette chambre où elle nedormirait plus ; la mienne où elle n’entrerait plus ;cette table où je ne la verrais plus assise ; cette terrasseoù je n’entendrais plus le bruit de ses pieds nus ou de sa voix lematin à mon réveil ; ces églises où je ne la conduirais plusles dimanches ; cette barque où sa place resterait vide, et oùje ne causerais plus qu’avec le vent et les flots ; les imagespressées de toutes ces douces habitudes de notre vie passée, qui meremontaient à la fois dans la pensée et qui s’évanouissaient tout àcoup pour me laisser comme dans un abîme de solitude et denéant ; tout cela me fit sentir pour la première fois cequ’était pour moi la société de cette jeune fille et me montra tropqu’amour ou amitié, le sentiment qui m’attachait à elle était plusfort que je ne le croyais, et que le charme, inconnu à moi-même, dema vie sauvage à Naples ce n’était ni la mer ni la barque, nil’humble chambre de la maison, ni le pêcheur, ni sa femme, niBeppo, ni les enfants, c’était un seul être, et que, cet êtredisparu de la maison, tout disparaissait à la fois. Elle de moinsdans ma vie présente, et il n’y avait plus rien. Je lesentis : ce sentiment confus jusque-là, et que je ne m’étaisjamais confessé, me frappa d’un tel coup que tout mon cœur entressaillit, et que j’éprouvai quelque chose de l’infini de l’amourpar l’infini de la tristesse dans laquelle mon cœur se sentit toutà coup submergé.

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