Graziella

XXVIII

Souvent Graziella, au lieu de reprendrejoyeusement son ouvrage après avoir habillé et peigné ses petitsfrères, restait assise au pied du mur d’appui de la terrasse, àl’ombre des grosses feuilles d’un figuier qui montait d’en basjusque sur le bord du mur. Elle demeurait là immobile, le regardperdu, pendant des demi-journées entières. Quand sa grand-mère luidemandait si elle était malade, elle répondait qu’elle n’avaitaucun mal, mais qu’elle était lasse avant d’avoir travaillé. Ellen’aimait pas qu’on l’interrogeât alors. Elle détournait le visagede tout le monde, excepté de moi. Mais moi, elle me regardaitlongtemps sans me rien dire. Quelquefois ses lèvres remuaient commesi elle avait parlé, mais elle balbutiait des mots que personnen’entendait. On voyait de petits frissons, tantôt blancs, tantôtroses, courir sur la peau de ses joues et la rider comme la napped’eau dormante touchée par le premier pressentiment des vents dumatin. Mais, quand je m’asseyais à côté d’elle, que je lui prenaisla main, que je chatouillais légèrement les longs cils de ses yeuxfermés avec l’aile de ma plume ou avec l’extrémité d’une tige deromarin, alors elle oubliait tout, elle se mettait à rire et àcauser comme autrefois. Seulement elle semblait triste après avoirri et badiné avec moi.

Je lui disais quelquefois :« Graziella, qu’est-ce que tu regardes donc ainsi là-bas,là-bas au bout de la mer pendant des heures entières ? Est-ceque tu y vois quelque chose que nous n’y voyons pas,nous ?

– J’y vois la France derrière des montagnes deglace, me répondit-elle.

– Et qu’est-ce que tu vois donc de si beau enFrance ? ajoutais-je.

– J’y vois quelqu’un qui te ressemble,répliquait-elle, quelqu’un qui marche, marche, marche, sur unelongue route blanche qui ne finit pas. Il marche sans se retourner,toujours, toujours devant lui, et j’attends des heures entières,espérant toujours qu’il se retournera pour revenir sur ses pas.Mais il ne se retourne pas ! »

Et puis elle se mettait le visage dans sontablier et j’avais beau l’appeler des noms les plus caressants,elle ne relevait plus son beau front.

Je rentrais alors bien triste moi-même dans machambre.

J’essayais de lire pour me distraire, mais jevoyais toujours sa figure entre mes yeux et la page. Il me semblaitque les mots prenaient une voix et qu’ils soupiraient comme noscœurs. Je finissais souvent aussi par pleurer tout seul, maisj’avais honte de ma mélancolie et je ne disais jamais à Graziellaque j’avais pleuré. J’avais bien tort, une larme de moi lui auraitfait tant de bien !

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