Graziella

II

Depuis trois mois que j’étais de la famille,que j’habitais le même toit, que je faisais, pour ainsi dire,partie de sa pensée, Graziella s’était si bien habituée à meregarder comme inséparable de son cœur, qu’elle ne s’apercevaitpeut-être pas elle-même de toute la place que j’y tenais. Ellen’avait avec moi aucune de ces craintes, de ces réserves, de cespudeurs, qui s’interposent dans les relations d’une jeune fille etd’un jeune homme et qui souvent font naître l’amour des précautionsmêmes que l’on prend pour s’en préserver. Elle ne se doutait pas etje me doutais à peine moi-même que ses pures grâces d’enfant,écloses maintenant à quelques soleils de plus, dans tout l’éclatd’une maturité précoce, faisaient de sa beauté naïve une puissancepour elle, une admiration pour tous et un danger pour moi. Elle neprenait aucun souci de la cacher ou de la parer à mes yeux. Ellen’y pensait pas plus qu’une sœur ne pense si elle est belle oulaide aux yeux de son frère. Elle ne mettait pas une fleur de plusou de moins pour moi dans ses cheveux. Elle n’en chaussait pas plussouvent ses pieds nus quand elle habillait le matin ses petitsfrères sur la terrasse au soleil, ou qu’elle aidait sa grand-mère àbalayer les feuilles sèches tombées la nuit sur le toit. Elleentrait à toute heure dans ma chambre, toujours ouverte, ets’asseyait aussi innocemment que Beppino sur la chaise au pied demon lit.

Je passais moi-même, les jours de pluie, desheures entières seul avec elle dans la chambre à côté, où elledormait avec les petits enfants, et où elle travaillait le corail.Je l’aidais, en causant et en jouant, à son métier qu’ellem’apprenait. Moins adroit mais plus fort qu’elle, je réussissaismieux à dégrossir les morceaux. Nous faisions ainsi double ouvrage,et dans un jour elle en gagnait deux.

Le soir, au contraire, quand les enfants et lafamille étaient couchés, c’était elle qui devenait l’écolière etmoi le maître. Je lui apprenais à lire et à écrire en lui faisantépeler les lettres sur mes livres et en lui tenant la main pour luienseigner à les tracer. Son cousin ne pouvant pas venir tous lesjours, c’était moi qui le remplaçais. Soit que ce jeune homme,contrefait et boiteux, n’inspirât pas à sa cousine assez d’attraitet de respect, malgré sa douceur, sa patience et la gravité de sesmanières ; soit qu’elle eût elle-même trop de distractionspendant ses leçons, elle faisait beaucoup moins de progrès avec luiqu’avec moi. La moitié de la soirée d’étude se passait à badiner, àrire, à contrefaire le pédagogue. Le pauvre jeune homme était tropépris de son élève et trop timide devant elle pour la gronder. Ilfaisait tout ce qu’elle voulait pour que les beaux sourcils de lajeune fille ne prissent pas un pli d’humeur, et pour que ses lèvresne lui fissent pas leur petite moue. Souvent l’heure consacrée àlire se passait pour lui à éplucher des grains de corail, à déviderdes écheveaux de laine sur le bois de la quenouille de lagrand-mère, ou à raccommoder des mailles au filet de Beppo. Toutlui était bon, pourvu qu’au départ Graziella lui sourît aveccomplaisance et lui dît addio d’un son de voix qui voulûtdire : À revoir !

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