Graziella

III

Nous passions souvent, mon ami et moi, desheures entières, assis sur un écueil ou sur les ruines humides dupalais de la reine Jeanne, à regarder ces lueurs fantastiques et àenvier la vie errante et insouciante de ces pauvres pêcheurs.

Quelques mois de séjour à Naples, lafréquentation habituelle des hommes du peuple pendant nos coursesde tous les jours dans la campagne et sur la mer nous avaientfamiliarisés avec leur langue accentuée et sonore, où le geste etle regard tiennent plus de place que le mot. Philosophes parpressentiment et fatigués des agitations vaines de la vie avant deles avoir connues, nous portions souvent envie à ces heureuxlazzaroni dont la plage et les quais de Naples étaientalors couverts, qui passaient leurs jours à dormir à l’ombre deleur petite barque, sur le sable, à entendre les vers improvisés deleurs poëtes ambulants, et à danser la tarantela avec lesjeunes filles de leur caste, le soir, sous quelque treille au bordde la mer. Nous connaissions leurs habitudes, leur caractère etleurs mœurs, beaucoup mieux que celles du monde élégant, où nousn’allions jamais. Cette vie nous plaisait et endormait en nous cesmouvements fiévreux de l’âme, qui usent inutilement l’imaginationdes jeunes hommes avant l’heure où leur destinée les appelle à agirou à penser.

Mon ami avait vingt ans ; j’en avaisdix-huit : nous étions donc tous deux à cet âge où il estpermis de confondre les rêves avec les réalités. Nous résolûmes delier connaissance avec ces pêcheurs et de nous embarquer avec euxpour mener quelques jours la même vie. Ces nuits tièdes etlumineuses passées sous la voile, dans ce berceau ondoyant deslames et sous le ciel profond et étoilé, nous semblaient une desplus mystérieuses voluptés de la nature, qu’il fallait surprendreet connaître, ne fût-ce que pour la raconter.

Libres et sans avoir de compte à rendre de nosactions et de nos absences à personne, le lendemain nous exécutâmesce que nous avions rêvé. En parcourant la plage de la Margellina,qui s’étend sous le tombeau de Virgile, au pied du mont Pausilippe,et où les pêcheurs de Naples tirent leurs barques sur le sable etraccommodent leurs filets, nous vîmes un vieillard encore robuste.Il embarquait ses ustensiles de pêche dans son caïque peint decouleurs éclatantes et surmonté à la poupe d’une petite imagesculptée de saint François. Un enfant de douze ans, son seulrameur, apportait en ce moment dans la barque deux pains, unfromage de buffle dur, luisant et doré comme les cailloux de laplage, quelques figues et une cruche de terre qui contenaitl’eau.

La figure du vieillard et celle de l’enfantnous attirèrent. Nous liâmes conversation. Le pêcheur se prit àsourire quand nous lui proposâmes de nous recevoir pour rameurs etde nous mener en mer avec lui.

« Vous n’avez pas les mains calleusesqu’il faut pour toucher le manche de la rame, nous dit-il. Vosmains blanches sont faites pour toucher des plumes et non dubois : ce serait dommage de les durcir à la mer.

– Nous sommes jeunes, répondit mon ami, etnous voulons essayer de tous les métiers avant d’en choisir un. Levôtre nous plaît, parce qu’il se fait sur la mer et sous leciel.

– Vous avez raison, répliqua le vieuxbatelier, c’est un métier qui rend le cœur content et l’espritconfiant dans la protection des saints. Le pêcheur est sous lagarde immédiate du ciel. L’homme ne sait pas d’où viennent le ventet la vague. Le rabot et la lime sont dans la main de l’ouvrier, larichesse ou la faveur sont dans la main du roi, mais la barque estdans la main de Dieu. »

Cette pieuse philosophie du barcarolle nousattacha davantage à l’idée de nous embarquer avec lui. Après unelongue résistance il y consentit. Nous convînmes de lui donnerchacun deux carlins par jour pour lui payer notreapprentissage et notre nourriture.

Ces conventions faites, il envoya l’enfantchercher à la Margellina un surcroît de provisions de pain, de vin,de fromages secs et de fruits. À la tombée du jour nous l’aidâmes àmettre sa barque à flot et nous partîmes.

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