Graziella

XIX

Nous fîmes la route lentement, nous asseyantsous tous les arbres, à l’ombre de toutes les treilles, causant,rêvant, marchandant à toutes les jeunes Procitanes lespaniers de figues, de nèfles, de raisins qu’elles portaient, etdonnant aux heures le temps de couler. Quand, du haut d’unpromontoire, nous aperçûmes notre embarcation qui se glissaitfurtivement sous l’ombre de la côte, nous pressâmes le pas pourarriver en même temps que les rameurs.

On n’entendait ni pas ni voix dans la petitemaison et dans la vigne qui l’entourait. Deux beaux pigeons auxlarges pattes emplumées et aux ailes blanches tigrées de noir,becquetant des grains de maïs sur le mur en parapet de la terrasse,étaient le seul signe de vie qui animât la maison. Nous montâmessans bruit sur le toit ; nous y trouvâmes la familleprofondément endormie. Tous, excepté les enfants, dont les joliestêtes reposaient à côté l’une de l’autre sur le bras de Graziella,sommeillaient dans l’attitude de l’affaissement produit par ladouleur.

La vieille mère avait la tête sur ses genoux,et son haleine assoupie semblait sangloter encore. Le père étaitétendu sur le dos, les bras en croix, en plein soleil. Leshirondelles rasaient ses cheveux gris dans leur vol. Les mouchescouvraient son front en sueur. Deux sillons creux et serpentantjusqu’à sa bouche attestaient que la force de l’homme s’étaitbrisée en lui et qu’il s’était assoupi dans les larmes.

Ce spectacle nous fendit le cœur La pensée dubonheur que nous allions rendre à ces pauvres gens nous consola.Nous les éveillâmes. Nous jetâmes aux pieds de Graziella et de sespetits frères, sur le plancher du toit, les pains frais, lefromage, les salaisons, les raisins, les oranges, les figues, dontnous nous étions chargés en route. La jeune fille et les enfantsn’osaient se lever au milieu de cette pluie d’abondance qui tombaitcomme du ciel autour d’eux. Le père nous remerciait pour safamille. La grand-mère regardait tout cela d’un œil terne.L’expression de sa physionomie se rapprochait plus de la colère quede l’indifférence.

« Allons, Andréa, dit mon ami auvieillard, l’homme ne doit pas pleurer deux fois ce qu’il peutracheter avec du travail et du courage. Il y a des planches dansles forêts et des voiles dans le chanvre qui pousse. Il n’y a quela vie de l’homme que le chagrin use qui ne repousse pas. Un jourde larmes consume plus de forces qu’un an de travail. Descendezavec nous, avec votre femme et vos enfants. Nous sommes vosmatelots ; nous vous aiderons à remonter ce soir dans la cour,les débris de votre naufrage. Vous en ferez des clôtures, des lits,des tables, des meubles pour la famille. Cela vous fera plaisir unjour de dormir tranquille dans votre vieillesse au milieu de cesplanches, qui vous ont si longtemps bercé sur les flots. – Qu’ellespuissent seulement nous faire des cercueils ! » murmurasourdement la grand-mère.

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