Graziella

XV

Nous nous hâtâmes de descendre pour remercierla pauvre famille de l’hospitalité que nous avions reçue. Noustrouvâmes le pêcheur, la vieille mère, Beppo, Graziella etjusqu’aux petits enfants, qui se disposaient à descendre vers lacôte pour visiter la barque abandonnée la veille, et voir si elleétait suffisamment amarrée contre le gros temps, car la tempêtecontinuait encore. Nous descendîmes avec eux, le front baissé,timides comme des hôtes qui ont été l’occasion d’un malheur dansune famille, et qui ne sont pas sûrs des sentiments qu’on y a poureux.

Le pêcheur et sa femme nous précédaient dequelques marches ; Graziella, tenant un de ses petits frèrespar la main et portant l’autre sur le bras, venait après. Noussuivions derrière, en silence. Au dernier détour d’une des rampes,d’où l’on voit les écueils que l’arête d’un rocher nous empêchaitd’apercevoir encore, nous entendîmes un cri de douleur s’échapper àla fois de la bouche du pêcheur et de celle de sa femme. Nous lesvîmes élever leurs bras nus au ciel, se tordre les mains comme dansles convulsions du désespoir, se frapper du poing le front et lesyeux et s’arracher des touffes de cheveux blancs, que le ventemportait en tournoyant contre les rochers.

Graziella et les petits enfants mêlèrentbientôt leurs voix à ces cris. Tous se précipitèrent comme desinsensés en franchissant les derniers degrés de la rampe vers lesécueils, s’avancèrent jusque dans les franges d’écume que lesvagues immenses chassaient à terre, et tombèrent sur la plage, lesuns à genoux, les autres à la renverse, la vieille femme le visagedans ses mains et la tête dans le sable humide.

Nous contemplions cette scène de désespoir duhaut du dernier petit promontoire, sans avoir la force d’avancer nide reculer. La barque, amarrée au rocher, mais qui n’avait pointd’ancre à la poupe pour la contenir, avait été soulevée pendant lanuit par les lames et mise en pièces contre les pointes des écueilsqui devaient la protéger. La moitié du pauvre esquif tenait encorepar la corde au roc où nous l’avions fixé la veille. Il sedébattait avec un bruit sinistre comme des voix d’hommes enperdition qui s’éteignent dans un gémissement rauque etdésespéré.

Les autres parties de la coque, la poupe, lemât, les membrures, les planches peintes, étaient semées ça et làsur la grève, semblables aux membres des cadavres déchirés par lesloups après un combat. Quand nous arrivâmes sur la plage, le vieuxpêcheur était occupé à courir d’un de ces débris à l’autre. Il lesrelevait, il les regardait d’un œil sec, puis il les laissaitretomber à ses pieds pour aller plus loin. Graziella pleurait,assise à terre, la tête dans son tablier Les enfants, leurs jambesnues dans la mer couraient en criant après les débris des planches,qu’ils s’efforçaient de diriger vers le rivage.

Quant à la vieille femme, elle ne cessait degémir et de parler en gémissant. Nous ne saisissions que desaccents confus et des lambeaux de plaintes qui déchiraient l’air etqui fendaient le cœur : « Ô mer féroce ! mersourde ! mer pire que les démons de l’enfer ! mer sanscœur et sans honneur ! » criait-elle avec desvocabulaires d’injures, en montrant le poing fermé aux flots,« pourquoi ne nous as-tu pas pris nous-mêmes ? noustous ? puisque tu nous as pris notre gagne-pain ?Tiens ! tiens ! tiens ! prends-moi du moins enmorceaux, puisque tu ne m’as prise tout entière ! »

Et en disant ces mots elle se levait sur sonséant, elle jetait, avec des lambeaux de sa robe, des touffes deses cheveux dans la mer. Elle frappait la vague du geste, ellepiétinait dans l’écume ; puis, passant alternativement de lacolère à la plainte et des convulsions à l’attendrissement, elle serasseyait dans le sable, appuyait son front dans ses mains, etregardait en pleurant les planches disjointes battre l’écueil.« Pauvre barque ! » criait-elle, comme si ces débriseussent été les membres d’un être chéri à peine privé de sentiment,« est-ce là le sort que nous te devions ? Ne devions-nouspas périr avec toi ? Périr ensemble, comme nous avionsvécu ? Là ! en morceaux, en débris, en poussière, criant,morte encore, sur l’écueil où tu nous as appelés toute la nuit, etoù nous devions te secourir ! Qu’est-ce que tu penses denous ? Tu nous avais si bien servis, et nous t’avons trahie,abandonnée, perdue ! Perdue, là, si près de la maison, àportée de la voix de ton maître ! jetée à la côte comme lecadavre d’un chien fidèle que la vague rejette aux pieds du maîtrequi l’a noyé ! »

Puis ses larmes étouffaient sa voix ;puis elle reprenait une à une toute l’énumération des qualités desa barque, et tout l’argent qu’elle leur avait coûté, et tous lessouvenirs qui se rattachaient pour elle à ce pauvre débrisflottant. « Était-ce pour cela, disait-elle, que nous l’avionsfait si bien radouber et si bien peindre après la dernière pêche duthon ? Était-ce pour cela que mon pauvre fils, avant de mouriret de me laisser ses trois enfants, sans père ni mère, l’avaitbâtie avec tant de soins et d’amour presque tout entière de sespropres mains ? Quand je venais prendre les paniers dans lacale, je reconnaissais les coups de sa hache dans le bois, et jeles baisais en mémoire de lui. Ce sont les requins et les crabes dela mer qui les baiseront maintenant ! Pendant les soirsd’hiver, il avait sculpté lui-même avec son couteau l’image desaint François sur une planche, et il l’avait fixée à la proue pourla protéger contre le mauvais temps. Ô saint impitoyable !Comment s’est-il montré reconnaissant ? Qu’a-t-il fait de monfils, de sa femme et de la barque qu’il nous avait laissée aprèslui pour gagner la vie de ses pauvres enfants ? Comments’est-il protégé lui-même, et où est-elle, son image, jouet desflots ? »

« Mère ! mère ! » s’écriaun des enfants en ramassant sur la grève, entre deux rochers, unéclat du bateau laissé à sec par une lame, « voilà lesaint ! » La pauvre femme oublia toute sa colère et tousses blasphèmes, s’élança, les pieds dans l’eau, vers l’enfant, pritle morceau de planche sculpté par son fils, et le colla sur seslèvres en le couvrant de larmes. Puis elle alla se rasseoir et nedit plus rien.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer