Graziella

LE PREMIER REGRET

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente

Déroule ses flots bleus au pied del’oranger,

Il est, près du sentier sous la haieodorante,

Une pierre petite, étroite, indifférente

Aux pieds distraits de l’étranger.

*

La giroflée y cache un seul nom sous sesgerbes,

Un nom que nul écho n’a jamaisrépété !

Quelquefois cependant le passant arrêté,

Lisant l’âge et la date en écartant lesherbes,

Et sentant dans ses yeux quelques larmescourir

Dit : « Elle avait seize ans !c’est bien tôt pour mourir ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissons le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Dit : « Elle avait seizeans !

– Oui, seize ans ! et cet âge

N’avait jamais brillé sur un front pluscharmant !

Et jamais tout l’éclat de ce brûlantrivage

Ne s’était réfléchi dans un œil plusaimant !

Moi seul je la revois, telle que la pensée

Dans l’âme où rien ne meurt, vivante l’alaissée,

Vivante ! comme à l’heure où les yeux surles miens,

Prolongeant sur la mer nos premiersentretiens,

Ses cheveux noirs livrés au vent qui lesdénoue,

Et l’ombre de la voile errante sur sajoue,

Elle écoutait le chant nocturne dupêcheur,

De la brise embaumée aspirait lafraîcheur,

Me montrait dans le ciel la lune épanouie,

Comme une fleur des nuits dont l’aube estréjouie,

Et l’écume argentée, et me disait :« Pourquoi

Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dansmoi ?

Jamais ces champs d’azur semés de tant deflammes,

Jamais ces sables d’or où vont mourir leslames,

Ces monts dont les sommets tremblent au fonddes cieux,

Ces golfes couronnés de bois silencieux,

Ces lueurs sur la côte, et ces chants sur lesvagues,

N’avaient ému mes sens de voluptés sivagues !

Pourquoi, comme ce soin n’ai-je jamaisrêvé ?

Un astre dans mon cœur s’est-il aussilevé ?

Et toi, fils du matin, dis, à ces nuits sibelles

Les nuits de ton pays sans moiressemblaient-elles ? »

Puis, regardant sa mère, assise auprès denous,

Posait pour s’endormir son front sur sesgenoux.

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissons le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, ô mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Que son œil était pur et sa lèvrecandide !

Que son œil inondait mon regard declarté !

Le beau lac de Némi, qu’aucun souffle neride,

A moins de transparence et delimpidité !

Dans cette âme, avant elle, on voyait sespensées,

Ses paupières jamais, sur ses beaux yeuxbaissées,

Ne voilaient son regard d’innocencerempli ;

Nul souci sur son front n’avait laissé sonpli ;

Tout folâtrait en elle : et ce jeunesourire,

Qui plus tard sur la bouche avec tristesseexpire,

Sur sa lèvre entrouverte était toujoursflottant,

Comme un pur arc-en-ciel sur un jouréclatant !

Nulle ombre ne voilait ce ravissantvisage,

Ce rayon n’arrivait pas traversé denuage !

Son pas insouciant, indécis, balancé,

Flottait comme un flot libre où le jour estbercé,

Ou courait pour courir ; et sa voixargentine,

Écho limpide et pur de son âme enfantine,

Musique de cette âme où tout semblaitchanter,

Égayait jusqu’à l’air qui l’entendaitmonter !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissez le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Mon image en son cœur se grava lapremière,

Comme dans l’œil qui s’ouvre, au matin, lalumière ;

Elle ne regarda plus rien après cejour ;

De l’heure qu’elle aima, l’univers futamour !

Elle me confondait avec sa propre vie,

Voyait tout dans mon âme, et je faisaispartie

De ce monde enchanté qui flottait sous sesyeux,

Du bonheur de la terre et de l’espoir descieux.

Elle ne pensait plus au temps, à ladistance ;

L’heure seule absorbait toute sonexistence ;

Avant moi cette vie était sans souvenir,

Un soir de ces beaux jours était toutl’avenir !

Elle se confiait à la douce nature

Qui souriait sur nous, à la prière pure

Qu’elle allait, le cœur plein de joie et nonde pleurs,

À l’autel qu’elle aimait répandre avec sesfleurs :

Et sa main m’entraînait aux marches de sontemple,

Et, comme un humble enfant, je suivais sonexemple,

Et sa voix me disait tout bas :« Prie avec moi !

Car je ne comprends pas le ciel même sansToi ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissez le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Voyez dans son bassin l’eau d’une sourcevive

S’arrondir comme un lac sous son étroiterive,

Bleue et claire, à l’abri du vent qui vacourir

Et du rayon brûlant qui pourrait latarir !

Un cygne blanc nageant sur la nappelimpide,

En y plongeant son cou qu’enveloppe laride,

Orne sans le ternir le liquide miroir,

Et si berce au milieu des étoiles dusoir ;

Mais si, prenant son vol vers des sourcesnouvelles,

Il bat le flot tremblant de ses humidesailes,

Le ciel s’efface au sein de l’onde quibrunit,

La plume à grands flocons y tombe et laternit,

Comme si le vautour ennemi de sa race,

De sa mort sur les flots avait semé latrace ;

Et l’azur éclatant de ce lac enchanté

N’est plus qu’une onde obscure où le sable amonté !

Ainsi, quand je partis, tout trembla danscette âme ;

Le rayon s’éteignit, et sa mourante flamme

Remonta dans le ciel pour n’en plusrevenir.

Elle n’attendait pas un secondavenir ;

Elle ne languit pas de doute en espérance,

Et ne disputa pas sa vie à lasouffrance ;

Elle but d’un seul trait le vase dedouleur ;

Dans sa première larme elle noya soncœur !

Et, semblable à l’oiseau, moins pur et moinsbeau qu’elle,

Qui le soir pour dormir met son cou sous sonaile,

Elle s’enveloppa d’un muet désespoir,

Et s’endormit aussi, mais bien avant lesoir !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissons le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Elle a dormi quinze ans dans sa couched’argile,

Et rien ne pleure plus sur son dernierasile,

Et le rapide oubli, second linceul desmorts,

A couvert le sentier qui menait vers cesbords ;

Nul ne visite plus cette pierre effacée,

Nul ne songe et ne prie !… excepté mapensée,

Quand, remontant le flot de mes joursrévolus,

Je demande à mon cœur tous ceux qui n’y sontplus,

Et que, les yeux flottants sur de chèresempreintes,

Je pleure dans mon ciel tant d’étoileséteintes !

Elle fut la première, et sa douce lueur

D’un jour pieux et tendre éclaire encore moncœur !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènespassées ?

Laissez le vent gémir et le flotmurmurer ;

Revenez, revenez, à mes tristespensées !

Je veux rêver et non pleurer !

Un arbuste épineux, à la pâle verdure,

Est le seul monument que lui fit lanature ;

Battu des vents de mer du soleil calciné,

Comme un regret funèbre au cœur enraciné,

Il vit dans le rocher sans lui donnerd’ombrage ;

La poudre du chemin y blanchit sonfeuillage ;

Il rampe près de terre, où ses rameauxpenchés

Par la dent des chevreaux sont toujoursretranchés.

Une fleur au printemps, comme un flocon deneige,

Y flotte un jour ou deux ; mais le ventqui l’assiège

Les feuilles avant qu’elle ait répandu sonodeur,

Comme la vie avant qu’elle ait charrié lecœur !

Un oiseau de tendresse et de mélancolie

S’y pose pour chanter sur le rameau quiplie !

Oh ! dis, fleur que la vie a fait si tôtflétrir,

N’est-il pas une terre où tout doitrefleurir ?

Remontez, remontez à ces heurespassées !

Vos tristes souvenirs m’aident àsoupirer !

Allez où va mon âme ! allez, à mespensées !

Mon cœur est plein, je veux pleurer !

C’est ainsi que j’expiai par ces larmesécrites la dureté et l’ingratitude de mon cœur de dix-huit ans. Jene puis jamais relire ces vers sans adorer cette fraîche image querouleront éternellement pour moi les vagues transparentes etplaintives du golfe de Naples… et sans me haïr moi-même ! Maisles âmes pardonnent là-haut. La sienne m’a pardonné. Pardonnez-moiaussi, vous ! J’ai pleuré.

FIN

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