Graziella

XXXIV

J’avais laissé plusieurs adresses à Grazielladans la lettre que je lui avais écrite. Je trouvai une premièrelettre d’elle à Milan. Elle me disait qu’elle était bien de corps,mais malade de cœur ; que cependant elle se confiait à maparole et m’attendrait avec sécurité vers le mois de novembre.

Arrivé à Lyon, j’en trouvai une seconde plussereine encore et plus confiante. La lettre contenait quelquesfeuilles de l’œillet rouge qui croissait dans un vase de terre surle petit mur d’appui de la terrasse, tout près de ma chambre, etdont elle plaçait une fleur dans ses cheveux le dimanche. Était-cepour m’envoyer quelque chose qui l’eût touchée ? Était-ce untendre reproche déguisé sous un symbole et pour me rappeler qu’elleavait sacrifié ses cheveux pour moi ?

Elle me disait qu’elle « avait eu lafièvre ; que le cœur lui faisait mal ; mais qu’elleallait mieux de jour en jour ; qu’on l’avait envoyée, pourchanger d’air et pour se remettre tout à fait, chez une de sescousines, sœur de Cecco, dans une maison du Vomero, colline élevéeet saine qui domine Naples. »

Je restai ensuite plus de trois mois sansrecevoir aucune lettre. Je pensais tous les jours à Graziella. Jedevais repartir pour l’Italie au commencement du prochain hiver.Son image triste et charmante m’y apparaissait comme un regret, etquelquefois aussi comme un tendre reproche. J’étais à cet âgeingrat où la légèreté et l’imitation font une mauvaise honte aujeune homme de ses meilleurs sentiments ; âge cruel où lesplus beaux dons de Dieu, l’amour pur, les affections naïves,tombent sur le sable et sont emportés en fleur par le vent dumonde. Cette vanité mauvaise et ironique de mes amis combattaitsouvent en moi la tendresse cachée et vivante au fond de mon cœur.Je n’aurais pas osé avouer sans rougir et sans m’exposer auxrailleries quels étaient le nom et la condition de l’objet de mesregrets et de mes tristesses. Graziella n’était pas oubliée, maiselle était voilée dans ma vie. Cet amour qui enchantait mon cœur,humiliait mon respect humain. Son souvenir, que je nourrissaisseulement en moi dans la solitude, dans le monde me poursuivaitpresque comme un remords. Combien je rougis aujourd’hui d’avoirrougi alors ! et qu’un seul des rayons de joie ou une desgouttes de larmes de ses chastes yeux valait plus que tous cesregards, toutes ces agaceries et tous ces sourires auxquels j’étaisprêt à sacrifier son image ! Ah ! l’homme trop jeune estincapable d’aimer ! Il ne sait le prix de rien ! Il neconnaît le vrai bonheur qu’après l’avoir perdu ! Il y a plusde sève folle et d’ombre flottante dans les jeunes plants de laforêt ; il y a plus de feu dans le vieux cœur du chêne.

L’amour vrai est le fruit mûr de la vie. Àdix-huit ans, on ne le connaît pas, on l’imagine. Dans la naturevégétale, quand le fruit vient, les feuilles tombent ; il enest peut-être ainsi dans la nature humaine. Je l’ai souvent pensédepuis que j’ai compté des cheveux blanchissants sur ma tête. Je mesuis reproché de n’avoir pas connu alors le prix de cette fleurd’amour. Je n’étais que vanité. La vanité est le plus sot et leplus cruel des vices, car elle fait rougir du bonheur !…

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