Graziella

XIV

L’intérieur de la maison était aussi nu etaussi semblable au rocher que le dehors. Il n’y avait que les murssans enduit, blanchis seulement d’un peu de chaux. Les lézards,réveillés par la lueur, glissaient et bruissaient dans lesinterstices des pierres et sous les feuilles de fougère quiservaient de lits aux enfants. Les nids d’hirondelles, dont onvoyait sortir les petites têtes noires et briller les yeuxinquiets, étaient suspendus aux solives couvertes d’écorce quiformaient le toit. Graziella et sa grand-mère couchaient ensembledans la seconde chambre sur un lit unique, recouvert de morceaux devoiles. Des paniers de fruits et un bât de mulet jonchaient leplancher.

Le pêcheur se tourna vers nous avec une espècede honte, en nous montrant de sa main la pauvreté de sademeure ; puis il nous conduisit sur la terrasse, placed’honneur dans l’Orient et dans le midi de l’Italie. Aidé del’enfant et de Graziella, il fit une espèce de hangar en appuyantune des extrémités de nos rames sur le mur du parapet de laterrasse, l’autre extrémité sur le plancher. Il couvrit cet abrid’une douzaine de fagots de châtaignier fraîchement coupés dans lamontagne ; il étendit quelques bottes de fougère sous cehangar ; il nous apporta deux morceaux de pain, de l’eaufraîche et des figues, et il nous invita à dormir.

Les fatigues et les émotions du jour nousrendirent le sommeil soudain et profond. Quand nous nousréveillâmes, les hirondelles criaient déjà autour de notre coucheen rasant la terrasse, pour y dérober les miettes de notresouper ; et le soleil, déjà haut dans le ciel, échauffaitcomme un four les fagots de feuilles qui nous servaient detoit.

Nous restâmes longtemps étendus sur notrefougère, dans cet état de demi-sommeil qui laisse l’homme moralsentir et penser avant que l’homme des sens ait le courage de selever et d’agir. Nous échangions quelques paroles inarticulées,qu’interrompaient de longs silences et qui retombaient dans lesrêves. La pêche de la veille, la barque balancée sous nos pieds, lamer furieuse, les rochers inaccessibles, la figure de Graziellaentre deux volets, aux clartés de la résine : toutes cesimages se croisaient, se brouillaient, se confondaient en nous.

Nous fûmes tirés de cette somnolence par lessanglots et les reproches de la vieille grand-mère, qui parlait àson mari dans la maison. La cheminée, dont l’ouverture perçait laterrasse, apportait la voix et quelques paroles jusqu’à nous. Lapauvre femme se lamentait sur la perte des jarres, de l’ancre, descordages presque neufs, et surtout des deux belles voiles filéespar elle, tissues de son propre chanvre, et que nous avions eu labarbarie de jeter à la mer pour sauver nos vies.

« Qu’avais-tu à faire, disait-elle auvieillard atterré et muet, de prendre ces deux étrangers, ces deuxFrançais avec toi ? Ne savais-tu pas que ce sont des païens(pagani) et qu’ils portent le malheur et l’impiété aveceux ? Les saints t’ont puni. Ils nous ont ravi notrerichesse ; remercie-les encore de ce qu’ils ne nous ont pasravi notre âme. »

Le pauvre homme ne savait que répondre. MaisGraziella, avec l’autorité et l’impatience d’une enfant à qui sagrand-mère permettait tout, se révolta contre l’injustice de cesreproches, et prenant le parti du vieillard :

« Qu’est-ce qui vous a dit que cesétrangers sont des païens ? répondit-elle à sa grand-mère.Est-ce que les païens ont un air si compatissant pour les pauvresgens ? Est-ce que les païens font le signe de la croix commenous devant l’image des saints ? Eh bien, je vous dis qu’hierquand vous êtes tombée à genoux pour remercier Dieu, et quand j’aiattaché le bouquet à l’image de la Madone, je les ai vus baisser latête comme s’ils priaient, faire le signe de la croix sur leurpoitrine, et que même j’ai vu une larme briller dans les yeux duplus jeune et tomber sur sa main.

– C’était une goutte de l’eau de mer quitombait de ses cheveux, reprit aigrement la vieille femme.

– Et moi, je vous dis que c’était une larme,répliqua avec colère Graziella. Le vent qui soufflait avait bien eule temps de sécher leurs cheveux depuis le rivage jusqu’au sommetde la côte. Mais le vent ne sèche pas le cœur. Eh bien, je vous lerépète, ils avaient de l’eau dans les yeux. »

Nous comprîmes que nous avions une protectricetoute-puissante dans la maison, car la grand-mère ne répondit paset ne murmura plus.

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