Méditations poétiques

L’homme n’a rien de plus inconnu autour de luique l’homme même. Les phénomènes de sa pensée, les lois de lacivilisation, les phases de ses progrès ou de ses décadences, sontles mystères qu’il a le moins pénétrés. Il connaît mieux la marchedes globes célestes qui roulent à des millions de lieues de laportée de ses faibles sens, qu’il ne connaît les routes terrestrespar lesquelles la destinée humaine le conduit à son insu : ilsent qu’il gravit vers quelque chose, mais il ne sait où va sonesprit, il ne peut dire à quel point précis de son chemin il setrouve. Jeté loin de la vue des rivages sur l’immensité des mers,le pilote peut prendre hauteur et marquer avec le compas la lignedu globe qu’il traverse ou qu’il suit ; l’esprit humain ne lepeut pas ; il n’a rien hors de soi-même à quoi il puissemesurer sa marche, et toutes les fois qu’il dit : « Jesuis ici, je vais là, j’avance, je recule, je m’arrête, » ilse trouve qu’il s’est trompé et qu’il a menti à son histoire,histoire qui n’est écrite que bien longtemps après qu’il a passé,qui jalonne ses traces après qu’il les a imprimées sur la terre,mais qui d’avance ne peut lui tracer son chemin. Dieu seul connaîtle but et la route, l’homme ne sait rien ; faux prophète, ilprophétise à tout hasard, et, quand les choses futures éclosent aurebours de ses prévisions, il n’est plus là pour recevoir ledémenti de la destinée, il est couché dans sa nuit et dans sonsilence : il dort son sommeil, et d’autres générationsécrivent sur sa poussière d’autres rêves aussi vains, aussifugitifs que les siens ! Religion, politique, philosophie,systèmes, l’homme a prononcé sur tout, il s’est trompé surtout ; il a cru tout définitif, et tout s’est modifié ;tout immortel, et tout à péri ; tout véritable, et tout amenti ! Mais ne parlons que de poésie.

Je me souviens qu’à mon entrée dans le mondeil n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mortaccomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprithumain. C’était l’époque de l’Empire ; c’était l’heure del’incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième siècledans le gouvernement et dans les mœurs. Tous ces hommesgéométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nousécrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie deleur triomphe, croyaient avoir desséché pour toujours en nous cequ’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toutela partie morale, divine, mélodieuse, de la pensée humaine. Rien nepeut peindre, à ceux qui ne l’ont pas subie, l’orgueilleusestérilité de cette époque. C’était le sourire satanique d’un génieinfernal quand il est parvenu à dégrader une génération toutentière, à déraciner tout un enthousiasme national, à tuer unevertu dans le monde ; ces hommes avaient le même sentiment detriomphante impuissance dans le cœur et sur les lèvres, quand ilsnous disaient : « Amour, philosophie, religion,enthousiasme, liberté, poésie ; néant que tout cela !Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là. Nous ne croyons quece qui prouve, nous ne sentons que ce qui touche ; la poésieest morte avec le spiritualisme dont elle était née. » Et ilsdisaient vrai, elle était morte dans leurs âmes, morte dans leursintelligences, morte en eux et autour d’eux. Par un sûr etprophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu’elle neressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient auvent les moindres racines à mesure qu’il en germait sous leurs pas,dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtoutdans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout étaitorganisé contre cette résurrection du sentiment moral etpoétique ; c’était une ligne universelle des étudesmathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul étaitpermis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas,comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui nedemande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si onle fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance,au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire decette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autreséide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée enEurope qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fûtbâillonnée par sa main de plomb. Depuis ce temps, j’abhorre lechiffre, cette négation de toute pensée, et il m’est resté contrecette puissance des mathématiques exclusive et jalouse le mêmesentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durset glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver encorela froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetisd’une chaîne. Les mathématiques étaient les chaînes de la penséehumaine. Je respire ; elles sont brisées !

Deux grands génies, que la tyranniesurveillait d’un œil inquiet, protestaient seuls contre cet arrêtde mort de l’âme, de l’intelligence et de la poésie, Mme de Staëlet M. de Chateaubriand. Mme de Staël, génie mâle dans un corps defemme ; esprit tourmenté par la surabondance de sa force,remuant, passionné, audacieux, capable de généreuses et soudainesrésolutions, ne pouvant respirer dans cette atmosphère de lâchetéet de servitude, demandant de l’espace et de l’air autour d’elle,attirant, comme par un instinct magnétique, tout ce qui sentaitfermenter en soi un sentiment de résistance ou d’indignationconcentrée ; à elle seule, conspiration vivante, aussi capabled’ameuter les hautes intelligences contre cette tyrannie de lamédiocrité régnante, que de mettre le poignard dans la main desconjurés, ou de se frapper elle-même pour rendre à son âme laliberté qu’elle aurait voulu rendre au monde ! Créatured’élite et d’exception, dont la nature n’a pas donné deux épreuves,réunissant en elle Corinne et Mirabeau ! Tribun sublime, aucœur tendre et expansif de la femme ; femme adorable etmiséricordieuse, avec le génie des Gracques et la main du dernierdes Catons ! Ne pouvant susciter un généreux élan dans sapatrie, dont on la repoussait comme on éloigne l’étincelle d’unédifice de chaume, elle se réfugiait dans la pensée de l’Angleterreet de l’Allemagne, qui seules vivaient alors de vie morale, depoésie et de philosophie, et lançait de là dans le monde ces pagessublimes et palpitantes que le pilon de la police écrasait, que ladouane de la pensée déchirait à la frontière, que la tyranniefaisait bafouer par ces grands hommes jurés, mais dont les lambeauxéchappés à leurs mains flétrissantes venaient nous consoler denotre avilissement intellectuel, et nous apporter à l’oreille et aucœur ce souffle lointain de morale, de poésie, de liberté, que nousne pouvions respirer sous la coupe pneumatique de l’esclavage et dela médiocrité.

M. de Chateaubriand, génie alors plusmélancolique et plus suave, mémoire harmonieuse et enchantée d’unpassé dont nous foulions les cendres et dont nous retrouvions l’âmeen lui ; imagination homérique, jetée au milieu de nosconvulsions sociales, semblable à ces belles colonnes de Palmyrerestées debout et éclatantes, sans brisure et sans tache, sur lestentes noires et déchirées de Arabes, pour faire comprendre,admirer et pleurer le monument qui n’est plus ! Homme quicherchait l’étincelle du feu sacré dans les débris du sanctuaire,dans les ruines encore fumantes des temples chrétiens, et qui,séduisant les démolisseurs mêmes par la pitié, et les indifférentspar le génie, retrouvait des dogmes dans le cœur, et rendait de lafoi à l’imagination ! Des mots de liberté et de vertupolitique sonnaient moins souvent et moins haut dans ses pagestoutes poétiques ; ce n’était pas le Dante d’une Florenceasservie, c’était le Tasse d’une patrie perdue, d’une famille derois proscrits, chantant ses amours trompés, ses autels renversés,ses tours démolies, ses dieux et ses rois chassés, les chantant àl’oreille des proscripteurs, sur les bords mêmes des fleuves de lapatrie ; mais son âme, grande et généreuse, donnait aux chantsdu poëte quelque chose de l’accent du citoyen. Il remuait toutesles fibres généreuses de la poitrine, il ennoblissait la pensée, ilressuscitait l’âme ; c’était assez pour tourmenter le sommeildes geôliers de notre intelligence. Par je ne sais quel instinct deleur nature, ils pressentaient un vengeur dans cet homme qui lescharmait malgré eux. Ils savaient que tous les nobles sentiments setouchent et s’engendrent, et que, dans des cœurs où vibre lesentiment religieux et les pensées mâles et indépendantes, leurtyrannie aurait à trouver des juges, et la liberté descomplices.

Depuis ces jours, j’ai aimé ces deux géniesprécurseurs qui m’apparurent, qui me consolèrent à mon entrée dansla vie, Staël et Chateaubriand ; ces deux noms remplissentbien du vide, éclairent bien de l’ombre ! Ils furent pour nouscomme deux protestations vivantes contre l’oppression de l’âme etdu cœur, contre le desséchement et l’avilissement du siècle ;ils furent l’aliment de nos toits solitaires, le pain caché de nosâmes refoulées ; ils prirent sur nous comme un droit defamille, ils furent de notre sang, nous fûmes du leur, et il estpeu d’entre nous qui ne leur doive ce qu’il fut, ce qu’il est ou cequ’il sera.

En ce temps-là, je vivais seul, le cœurdébordant de sentiments comprimés, de poésie trompée, tantôt àParis, noyé dans cette foule où l’on ne coudoyait que descourtisans ou des soldats ; tantôt à Rome, où l’on n’entendaitd’autre bruit que celui des pierres qui tombaient une à une dans ledésert de ses rues abandonnées ; tantôt à Naples, où le cieltiède, la mer bleue, la terre embaumée, m’enivraient sansm’assoupir, et où une voix intérieure me disait toujours qu’il yavait quelque chose de plus vivant, de plus noble, de plusdélicieux pour l’âme que cette vie engourdie des sens et que cettevoluptueuse mollesse de sa musique et de ses amours. Plus souventje rentrais à la campagne, pour passer la mélancolique automne dansla maison solitaire de mon père et de ma mère, dans la paix, dansle silence, dans la sainteté domestique des douces impressions dufoyer ; le jour, courant les forêts ; le soir, lisant ceque je trouvais sur les vieux rayons de ces bibliothèques defamille.

Job, Homère, Virgile, le Tasse, Milton,Rousseau, et surtout Ossian et Paul et Virginie, ceslivres amis me parlaient dans la solitude la langue de mon cœur,une langue d’harmonie, d’images, de passion ; je vivais tantôtavec l’un, tantôt avec l’autre, ne les changeant que quand je lesavais pour ainsi dire épuisés. Tant que je vivrai, je mesouviendrai de certaines heures de l’été que je passais couché surl’herbe dans une clairière des bois, à l’ombre d’un vieux tronc depommier sauvage, en lisant la Jérusalem délivrée, et detant de soirées d’automne ou d’hiver passées à errer sur lescollines, déjà couvertes de brouillards et de givre, avec Ossian ouWerther pour compagnon : tantôt soulevé parl’enthousiasme intérieur qui me dévorait, courant sur les bruyèrescomme porté par un esprit qui empêchait mes pieds de toucher lesol ; tantôt assis sur une roche grisâtre, le front dans mesmains, écoutant, avec un sentiment qui n’a pas de nom, le souffleaigu et plaintif des bises d’hiver, ou le roulis des lourds nuagesqui se brisaient sur les angles de la montagne, ou la voix aériennede l’alouette, que le vent emportait toute chantante dans sontourbillon, comme ma pensée, plus forte que moi, emportait mon âme.Ces impressions étaient-elles joie ou tristesse, douleur ousouffrance ? Je ne pourrais le dire ; elles participaientde tous les sentiments à la fois. C’était de l’amour et de lareligion, des pressentiments de la vie future délicieux et tristescomme elle, des extases et des découragements, des horizons delumière et des abîmes de ténèbres, de la joie et des larmes, del’avenir et du désespoir ! C’était la nature parlant par sesmille voix au cœur encore vierge de l’homme ; mais enfinc’était de la poésie. Cette poésie, j’essayais quelquefois del’exprimer dans des vers ; mais ces vers, je n’avais personneà qui les faire entendre ; je me les lisais quelques jours àmoi-même ; je trouvais, avec étonnement, avec douleur, qu’ilsne ressemblaient pas à tous ceux que je lisais dans les recueils oudans les volumes du jour. Je me disais : « On ne voudrapas les lire ; ils paraîtront étranges, bizarres,insensés ; » et je les brûlais à peine écrits. J’aianéanti ainsi des volumes de cette première et vague poésie ducœur, et j’ai bien fait ; car, à cette époque, ils seraientéclos dans le ridicule, et morts dans le mépris de tout ce qu’onappelait la littérature. Ce que j’ai écrit depuis ne valait pasmieux ; mais le temps avait changé, la poésie était revenue enFrance avec la liberté, avec la pensée, avec la vie morale que nousrendit la Restauration. Il semble que le retour des Bourbons et dela liberté en France donna une inspiration nouvelle, une autre âmeà la littérature opprimée ou endormie de ce temps, et nous vîmessurgir alors une foule de ces noms célèbres dans la poésie ou dansla philosophie qui peuplent encore nos académies, et qui forment lechaînon brillant de la transition des deux époques. Qui m’auraitdit alors que, quinze ans plus tard, la poésie inonderait l’âme detoute la jeunesse française ; qu’une foule de talents, d’unordre divers et nouveau, auraient surgi de cette terre morte etfroide ; que la presse, multipliée à l’infini, ne suffiraitpas à répandre les idées ferventes d’une armée de jeunesécrivains ; que les drames se heurteraient à la porte de tousles théâtres ; que l’âme lyrique et religieuse d’unegénération de bardes chrétiens inventerait une nouvelle langue pourrévéler des enthousiasmes inconnus ; que la liberté, la foi,la philosophie, la politique, les doctrines les plus antiques commeles plus neuves, lutteraient, à la face du soleil, de génie, degloire, de talents et d’ardeur, et qu’une vaste et sublime mêléedes intelligences couvrirait la France et le monde du plus beaucomme du plus hardi mouvement intellectuel qu’aucun de nos siècleseût encore vu ? Qui m’eût dit cela alors, je ne l’aurai pascru ; et cependant cela est. La poésie n’était donc pas mortedans les âmes, comme on le disait dans ces années de scepticisme etd’algèbre ; et, puisqu’elle n’est pas morte à cette époque,elle ne meurt jamais.

Tant que l’homme ne mourra pas lui-même, laplus belle faculté de l’homme peut-elle mourir ? Qu’est-ce, eneffet, que la poésie ? Comme tout ce qui est divin en nous,cela ne peut se définir par un mot ni par mille. C’estl’incarnation de ce que l’homme a de plus intime dans le cœur et deplus divin dans la pensée, de ce que la nature visible a de plusmagnifique dans les images et de plus mélodieux dans lessons ! C’est à la fois sentiment et sensation, esprit etmatière ; et voilà pourquoi c’est la langue complète, lalangue par excellence qui saisit l’homme par son humanité toutentière, idée pour l’esprit, sentiment pour l’âme, image pourl’imagination, et musique pour l’oreille ! Voilà pourquoicette langue, quand elle est bien parlée, foudroie l’homme comme lafoudre et l’anéantit de conviction intérieure et d’évidenceirréfléchie, ou l’enchante comme un philtre, et le berce immobileet charmé, comme un enfant dans son berceau, aux refrainssympathiques de la voix d’une mère ! Voilà pourquoi aussil’homme ne peut ni produire ni supporter beaucoup de poésie ;c’est que le saisissant tout entier par l’âme et par les sens, etexaltant à la fois sa double faculté, la pensée par la pensée, lessens par les sensations, elle l’épuise, elle l’accable bientôt,comme toute jouissance trop complète, d’une voluptueuse fatigue, etlui fait rendre en peu de vers, en peu d’instants, tout ce qu’il ya de vie intérieure et de force de sentiment dans sa doubleorganisation. La prose ne s’adresse qu’à l’idée ; le versparle à l’idée et à la sensation tout à la fois. Cette langue,toute mystérieuse, tout instinctive qu’elle soit, ou plutôt parcela même qu’elle est instinctive et mystérieuse, cette langue nemourra jamais ! Elle n’est point, comme on n’a cessé de ledire, malgré les démentis successifs de toutes les époques, ellen’est pas seulement la langue de l’enfance des peuples, lebalbutiement de l’intelligence humaine ; elle est la langue detous les âges de l’humanité, naïve et simple au berceau desnations ; conteuse et merveilleuse comme la nourrice au chevetde l’enfant ; amoureuse et pastorale chez les peuples jeuneset pasteurs ; guerrière et épiques chez les hordes guerrièreset conquérantes ; mystique, lyrique, prophétique ousentencieuse dans les théocraties de l’Égypte ou de la Judée ;grave, philosophique et corruptrice dans les civilisations avancéesde Rome, de Florence ou de Louis XIV ; échevelée et hurlanteaux époques de convulsions et de ruines, comme en 93 ; neuve,mélancolique, incertaine, timide et audacieuse tout à la fois auxjours de renaissance et de reconstruction sociale, commeaujourd’hui ! plus tard, à la vieillesse de peuples, triste,sombre, gémissante et découragée comme eux, et respirant à la foisdans ses strophes les pressentiments lugubres, les rêvesfantastiques des dernières catastrophes du monde, et les fermes etdivines espérances d’une résurrection de l’humanité sous une autreforme : voilà la poésie. C’est l’homme même, c’est l’instinctde toutes ses époques, c’est l’écho intérieur de toutes sesimpressions humaines, c’est la voix de l’humanité pensant etsentant, résumée et modulée par certains hommes plus hommes que levulgaire, mens divinior, et qui plane sur ce bruittumultueux et confus des générations et dure après elles, et quirend témoignage à la postérité de leurs gémissements ou de leursjoies, de leurs faits ou de leurs idées. Cette voix ne s’éteindrajamais dans le monde ; car ce n’est pas l’homme qui l’ainventée. C’est Dieu même qui la lui a donnée, et c’est le premiercri qui est remonté à lui de l’humanité ! Ce sera aussi ledernier cri que le Créateur entendra s’élever de son œuvre quand illa brisera. Sortie de lui, elle remontera à lui.

Un jour, j’avais planté ma tente dans un champrocailleux, où croissaient quelques troncs d’oliviers noueux etrabougris, sous les murs de Jérusalem, à quelques centaines de pasde la tour de David, un peu au-dessus de la fontaine de Siloé, quicoule encore sur les dalles usées de sa grotte, non loin du tombeaudu poëte-roi qui l’a si souvent chantée. Les hautes et noiresterrasses qui portaient jadis le temple de Salomon s’élevaient à magauche, couronnées par les trois coupoles bleues et par lescolonnettes légères et aériennes de la mosquée d’Omar, qui planeaujourd’hui sur les ruines de la maison de Jéhovah ; la villede Jérusalem, que la peste ravageait alors, était tout inondée desrayons d’un soleil éblouissant répercutés sur ses mille dômes, surses marbres blancs, sur ses tours de pierre dorées, sur sesmurailles polies par les siècles et par les vents salins du lacAsphaltite ; aucun bruit ne montait de son enceinte muette etmorne comme la couche d’un agonisant ; ses larges portesétaient ouvertes et l’on apercevait de temps en temps le turbanblanc et le manteau rouge du soldat arabe, gardien inutile de cesportes abandonnées. Rien ne venait, rien ne sortait ; le ventdu matin soulevait seul la poudre ondoyante des chemins, et faisaitun moment l’illusion d’une caravane ; mais quand la bouffée devent avait passé, quand elle était venue mourir en sifflant sur lescréneaux de la tour des Pisans ou sur les trois palmiers de lamaison de Caïphe, la poussière retombait, le désert apparaissait denouveau, et le pas d’aucun chameau, d’aucun mulet, ne retentissaitsur les pavés de la route. Seulement, de quart d’heure en quartd’heure, les deux battants ferrés de toutes les portes de Jérusalems’ouvraient, et nous voyions passer les morts que la peste venaitd’achever, et que deux esclaves nus portaient sur un brancard auxtombes répandues tout autour de nous. Quelquefois un long cortégede Turcs, d’Arabes, d’Arméniens, de Juifs, accompagnaient le mortet défilaient en chantant entre les troncs d’oliviers, puisrentraient à pas lents et silencieux dans la ville ; plussouvent les morts étaient seuls, et, quand les deux esclavesavaient creusé de quelques palmes le sable ou la terre de lacolline, et couché le pestiféré dans son dernier lit, ilss’asseyaient sur le tertre même qu’ils venaient d’élever, separtageaient les vêtements du mort, et, allumant leurs longuespipes, ils fumaient en silence et regardaient la fumée de leurschibouks monter en légères colonnes bleues, et se perdregracieusement dans l’air limpide, vif et transparent, de cesjournées d’automne. À mes pieds, la vallée de Josaphat s’étendaitcomme un vaste sépulcre ; le Cédron tari la sillonnait d’unedéchirure blanchâtre, toute semée de gros cailloux, et les flancsdes deux collines qui la cernent étaient tout blancs de tombes etde turbans sculptés, monument banal des Osmanlis ; un peu surla droite, la colline des Oliviers s’affaissait, et laissait, entreles chaînes éparses des cônes volcaniques des montagnes nues deJéricho et de Saint-Saba, l’horizon s’étendre et se prolonger commeune avenue lumineuse entre des cimes de cyprès inégaux ; leregard s’y jetait de lui-même, attiré par l’éclat azuré et plombéde la mer Morte, qui luisait au pied des degrés de ces montagnes,et, derrière, la chaîne bleue des montagnes de l’Arabie Pétréebornait l’horizon. Mais borner n’est pas le mot, car ces montagnessemblaient transparentes comme le cristal, et l’on voyait ou l’oncroyait voir au delà un horizon vague et indéfini s’étendre encore,et nager dans les vapeurs ambiantes d’un air teint de pourpre et decéruse.

C’était l’heure de midi, l’heure où le muezzinépie le soleil sur la plus haute galerie du minaret, et chantel’heure et la prière à toutes les heures ; voix vivante,animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, biensupérieure, à mon avis, à la voix machinale et sans conscience dela cloche de nos cathédrales. Mes Arabes avaient donné l’orge dansle sac de poil de chèvre à mes chevaux attachés çà et là autour dema tente ; les pieds enchaînés à des anneaux de fer, ces beauxet doux animaux étaient immobiles, leur tête penchée et ombragéepar leur longue crinière éparse, leur poil gris luisant et fumantsous les rayons d’un soleil de plomb. Les hommes s’étaientrassemblés à l’ombre du plus large des oliviers ; ils avaientétendu sur la terre leur natte de Damas, et ils fumaient en secontant des histoires du désert, ou en chantant des vers d’Antar,Antar, ce type de l’Arabe errant, à la fois pasteur, guerrier etpoëte, qui a écrit le désert tout entier dans ses poésiesnationales ; épique comme Homère, plaintif comme Job, amoureuxcomme Théocrite, philosophe comme Salomon. Ses vers, qui endormentou exaltent l’imagination de l’Arabe autant que la fumée du tombachdans le narguilé[1], retentissaient en sons gutturaux dansle groupe animé de mes saïs ; et, quand le poëte avait touchéplus juste ou plus fort la corde sensible de ces hommes sauvages,mais impressionnables, on entendait un léger murmure de leurslèvres ; ils joignaient leurs mains, les élevaient au-dessusde leurs oreilles, et, inclinant la tête, ils s’écriaient tour àtour : Allah ! Allah ! Allah !

À quelques pas de moi, une jeune femme turquepleurait son mari sur un de ces petits monuments de pierre blanchedont toutes les collines autour de Jérusalem sont parsemées ;elle paraissait à peine avoir dix-huit à vingt ans, et je ne visjamais une si ravissante image de la douleur. Son profil, que sonvoile rejeté en arrière me laissait entrevoir, avait la pureté delignes des plus belles têtes du Parthénon ; mais en même tempsla mollesse, la suavité et la gracieuse langueur des femmes del’Asie, beauté bien plus féminine, bien plus amoureuse, bien plusfascinante pour le cœur que la beauté sévère et mâle des statuesgrecques. Ses cheveux, d’un blond bronzé et doré comme le cuivredes statues antiques, couleur très estimée dans ce pays du soleil,dont elle est comme un reflet permanent ; ses cheveux,détachés de sa tête, tombaient autour d’elle et balayaientlittéralement le sol ; sa poitrine était entièrementdécouverte, selon la coutume des femmes de cette partie del’Arabie, et, quand elle se baissait pour embrasser la pierre duturban ou pour coller son oreille à la tombe, ses deux seins nustouchaient la terre et creusaient leur moule dans la poussière,comme ce moule du beau sein d’Atala ensevelie, que le sable dusépulcre dessinait encore, dans l’admirable épopée de M. deChateaubriand. Elle avait jonché de toutes sortes de fleurs letombeau et la terre alentour ; un beau tapis de Damas étaitétendu sous ses genoux ; sur le tapis il y avait quelquesvases de fleurs et une corbeille pleine de figues et de galettesd’orge, car cette femme devait passer la journée entière à pleurerainsi. Un trou creusé dans la terre, et qui était censécorrespondre à l’oreille du mort, lui servait de porte-voix verscet autre monde où dormait celui qu’elle venait visiter. Elle sepenchait de moment en moment vers cette étroite ouverture ;elle y chantait des choses entremêlées de sanglots, elle y collaitensuite l’oreille comme si elle eût entendu la réponse, puis ellese remettait à chanter en pleurant encore ! J’essayais decomprendre les paroles qu’elle murmurait ainsi et qui venaientjusqu’à moi ; mais mon drogman arabe ne put les saisir ou lesrendre. Combien je les regrette ! que de secrets de l’amour etde la douleur ! que de soupirs animés de toute la vie de deuxâmes arrachées l’une à l’autre, ces paroles confuses et noyées delarmes devaient contenir ! Oh ! si quelque chose pouvaitjamais réveiller un mort, c’étaient de telles paroles murmurées parune pareille bouche !

À deux pas de cette femme, sous un morceau detoile noire soutenue par deux roseaux fichés en terre pour servirde parasol, ses deux petits enfants jouaient avec trois esclavesnoirs d’Abyssinie, accroupies, comme leur maîtresse, sur le sableque recouvrait un tapis. Ces trois femmes, toutes les trois jeuneset belles aussi, aux formes sveltes et au profil aquilin des nègresde l’Abyssinie, étaient groupées dans des attitudes diverses, commetrois statues tirées d’un seul bloc. L’une avait un genou en terreet tenait sur l’autre genou un des enfants, qui tendait ses bras ducôté où pleurait sa mère ; l’autre avait ses deux jambesrepliées sous elle et ses deux mains jointes, comme la Madeleine deCanova, sur son tablier de toile bleue ; la troisième étaitdebout, un peu penchée sur ses deux compagnes, et, se balançant àdroite et à gauche ; berçait contre son sein à peine dessinéle plus petit des enfants, qu’elle essayait en vain d’endormir.Quand les sanglots de la jeune veuve arrivaient jusqu’aux enfants,ceux-ci se prenaient à pleurer ; et les trois esclaves noires,après avoir répondu par un sanglot à celui de leur maîtresse, semettaient à chanter des airs assoupissants et des parolesenfantines de leur pays, pour apaiser les deux enfants.

C’était un dimanche : à deux cents pas demoi, derrière les murailles épaisses et hautes de Jérusalem,j’entendais sortir par bouffées de la noire coupole du couventgrec, les échos éloignés et affaiblis de l’office des vêpres. Leshymnes et les psaumes de David s’élevaient, après trois mille ans,rapportés, par des voix étrangères et dans une langue nouvelle, surces collines qui les avaient inspirés ; et je voyais sur lesterrasses du couvent quelques figures de vieux moines de Terresainte aller et venir, leur bréviaire à la main, et murmurant cesprières murmurées déjà par tant de siècles dans des langues et dansdes rhythmes divers !

Et moi j’étais là aussi, pour chanter toutesces choses, pour étudier les siècles à leur berceau, pour remonterjusqu’à sa source le cours inconnu d’une civilisation, d’unereligion, pour m’inspirer de l’esprit des lieux et du sens cachédes histoires et des monuments sur ces bords qui furent le point dedépart du monde moderne, et pour nourrir d’une sagesse plus réelle,et d’une philosophie plus vraie, la poésie grave et pensée del’époque avancée où nous vivons !

Cette scène, jetée par hasard sous mes yeux etrecueillie dans un de mes mille souvenirs de voyages, me présentales destinées et les phases presque complètes de toutepoésie : les trois esclaves noires, berçant les enfants avecles chansons naïves et sans pensée de leur pays, la poésiepastorale et instinctive de l’enfance des nations ; la jeuneveuve turque pleurant son mari en chantant ses sanglots à la terre,la poésie élégiaque et passionnée, la poésie du cœur ; lessoldats et les moukres arabes récitant des fragmentsbelliqueux, amoureux et merveilleux d’Antar, la poésie épique etguerrière des peuples nomades ou conquérants ; les moinesgrecs chantant les psaumes sur leurs terrasses solitaires, lapoésie sacrée et lyrique des âges d’enthousiasme et de rénovationreligieuse ; et moi méditant sous ma tente, et recueillant desvérités historiques ou des pensées sur toute la terre, la poésie dephilosophie et de méditation, fille d’une époque où l’humanités’étudie et se résume elle-même jusque dans les chants dont elleamuse ses loisirs.

Voilà la poésie tout entière dans lepassé ; mais dans l’avenir que sera-t-elle ?

Un autre jour, deux mois plus tard, j’avaistraversé les sommets du Sannim, couverts de neiges éternelles, etj’étais redescendu du Liban, couronné de son diadème de cèdres,dans le désert nu et stérile d’Héliopolis. À la fin d’une journéede route pénible et longue, à l’horizon encore éloigné devant nous,sur les derniers degrés des montagnes noires de l’Anti-Liban, ungroupe immense de ruines jaunes, dorées par le soleil couchant, sedétachaient de l’ombre des montagnes et répercutaient les rayons dusoir. Nos guides nous les montraient du doigt, et criaient :« Balbek ! Balbek ! » C’était en effet lamerveille du désert, la fabuleuse Balbek, qui sortait toutéclatante de son sépulcre inconnu, pour nous raconter des âges dontl’histoire a perdu la mémoire. Nous avancions lentement au pas denos chevaux fatigués, les yeux attachés sur les murs gigantesques,sur les colonnes éblouissantes et colossales qui semblaients’étendre, grandir, s’allonger, à mesure que nous enapprochions ; un profond silence régnait dans toute notrecaravane ; chacun aurait craint de perdre une impression decette scène, en communiquant celle qu’il venait d’avoir ; lesArabes même se taisaient, et semblaient recevoir aussi une forte etgrave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin,nous touchâmes aux premiers blocs de marbre, aux premiers tronçonsde colonnes, que les tremblements de terre ont secoué jusqu’à plusd’un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches jetées etroulées loin de l’arbre après l’ouragan. Les profondes et largescarrières qui déchirent, comme des gorges de vallées, mes flancsnoirs de l’Anti-Liban, ouvraient déjà leurs abîmes sous les pas denos chevaux ; ces vastes bassins de pierre, dont les paroisgardent encore les traces profondes du ciseau qui les a creuséspour en tirer d’autres collines de pierre, montraient encorequelques blocs gigantesques à demi détachés de leur base, etd’autres entièrement taillés sur leurs quatre faces, et quisemblent n’attendre que les chars ou les bras de générations degéants pour les mouvoir. Un seul de ces moellons de Balbekavait soixante-deux pieds de long sur vingt-quatre pieds delargeur, et seize pieds d’épaisseur. Un de nos Arabes, descendantde cheval, se laissa glisser dans la carrière, et, grimpant surcette pierre en s’accrochant aux entaillures du ciseau et auxmousses qui y ont pris racine, il monta sur ce piédestal, et courutçà et là sur cette plate-forme, en poussant des crissauvages ; mais le piédestal écrasait par sa masse l’homme denos jours ; l’homme disparaissait devant son œuvre. Ilfaudrait la force réunie de dix mille hommes de notre temps poursoulever seulement cette pierre, et les plates-formes des templesde Balbek en montrent de plus colossales encore, élevées àvingt-cinq ou trente pieds du sol, pour porter des colonnadesproportionnées à ces bases !

Nous suivîmes notre route entre le désert àgauche et les ondulations de l’Anti-Liban à droite, en longeantquelques petits champs cultivés par les Arabes pasteurs, et le litd’un large torrent qui serpente entre les ruines, et aux abordsduquel s’élèvent quelques beaux noyers. L’Acropolis, ou la collineartificielle qui porte tous les grands monuments d’Héliopolis, nousapparaissait çà et là entre les rameaux et au-dessus de la tête desgrands arbres ; enfin nous la découvrîmes tout entière, ettoute la caravane s’arrêta comme par un instinct électrique. Aucuneplume, aucun pinceau ne pourrait décrire l’impression que ce seulregard donne à l’œil et à l’âme ; sous nos pas, dans le litdes torrents, au milieu des champs, autour de tous les troncsd’arbres, des blocs immenses de granit rouge ou gris, de porphyresanguin, de marbre blanc, de pierre jaune aussi éclatante que lemarbre de Paros, tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés,architraves, volutes, corniches, entablements, piédestaux, membresépars, et qui semblent palpitants, des statues tombées la facecontre terre, tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé enmille fragments, et ruisselant de toutes parts comme les laves d’unvolcan qui vomirait les débris d’un grand empire ! À peine unsentier pour se glisser à travers ces balayures des arts quicouvrent toute la terre ; et le fer de nos chevaux glissait etse brisait à chaque pas sur l’acanthe polie des corniches, ou surle sein de neige d’un torse de femme : l’eau seule de larivière de Balbek se faisant jour parmi ces lits de fragments, etlavant de son écume murmurante les brisures de ces marbres qui fontobstacle à son cours.

Au delà de ces écumes de débris qui forment devéritables dunes de marbre, la colline de Balbek, plate-forme demille pas de long, de sept cents pieds de large, toute bâtie demain d’homme, en pierres de taille dont quelques-unes ont cinquanteà soixante pieds de longueur sur vingt à vingt-deux d’élévation,mais la plupart de quinze à trente ; cette colline de granittaillé se présentait à nous par son extrémité orientale, avec sesbases profondes et ses revêtements incommensurables, où troismorceaux de granit forment cent quatre-vingts pieds dedéveloppement et près de quatre mille pieds de surface, avec leslarges embouchures de ses voûtes souterraines, où l’eau de larivière s’engouffrait en bondissant, où le vent jetait avec l’eaudes murmures semblables aux volées lointaines des grandes clochesde nos cathédrales. Sur cette immense plate-forme, l’extrémité desgrands temples se montrait à nous, détachée de l’horizon bleu etrosé, en couleur d’or. Quelques-uns de ces monuments désertssemblaient intacts, et sortis d’hier des mains de l’ouvrier ;d’autres ne présentaient plus que des restes encore debout, descolonnes isolées, des pans de muraille inclinés, et des frontonsdémantelés ; l’œil se perdait dans les avenues étincelantes decolonnades de ces divers temples, et l’horizon trop élevé nousempêchait de voir où finissait ce peuple de pierre. Les septcolonnes gigantesques du grand temple, portant encoremajestueusement leur riche et colossal entablement, dominaienttoute cette scène et se perdaient dans le ciel bleu du désert,comme un autel aérien pour les sacrifices des géants.

Nous ne nous arrêtâmes que quelques minutespour reconnaître seulement ce que nous venions visiter à traverstant de périls et tant de distance ; et, sûrs enfin deposséder pour le lendemain ce spectacle que les rêves même nepourraient nous rendre, nous nous remîmes en marche. Le jourbaissait ; il fallait trouver un asile, ou sous la tente, ousous quelque voûte de ces ruines, pour passer la nuit et nousreposer d’une marche de quatorze heures. Nous laissâmes à gauche lamontagne de ruines et une vaste plage toute blanche de débris, et,traversant quelques champs de gazon brouté par les chèvres et leschameaux, nous nous dirigeâmes vers une fumée qui s’élevait, àquelques cent pas de nous, d’un groupe de ruines entremêlées demasures arabes. Le sol était inégal et montueux, et retentissaitsous les fers de nos chevaux, comme si les souterrains que nousfoulions allaient s’entr’ouvrir sous leurs pas. Nous arrivâmes à laporte d’une cabane basse et à demi cachée par des pans de marbredégradés, et dont la porte et les étroites fenêtres, sans vitres etsans volets, étaient construites de débris de marbre et de porphyremal collés ensemble avec un peu de ciment. Une petite ogive depierre s’élevait d’un ou deux pieds au-dessus de la plate-forme quiservait de toit à cette masure, et une petite cloche, semblable àcelle que l’on peint sur la grotte des ermites, y tremblait auxbouffées de vent. C’était le palais épiscopal de l’évêque arabe deBalbek, qui surveille dans ce désert un petit troupeau de douze ouquinze familles chrétiennes de la communion grecque, perdues aumilieu de ces déserts et de la tribu féroce des Arabes indépendantsde Békaa. Jusque-là nous n’avions vu aucun être vivant que leschacals, qui couraient entre les colonnes du grand temple, et lespetites hirondelles au collier de soie rose, qui bordaient, commeun ornement d’architecture orientale, les corniches de laplate-forme. L’évêque, averti par le bruit de notre caravane,arriva bientôt, et, s’inclinant sur sa porte, m’offritl’hospitalité. C’était un beau vieillard, aux cheveux et à la barbed’argent, à la physionomie grave et douce, à la parole noble, suaveet cadencée, tout à fait semblable à l’idée du prêtre dans le poëmeou dans le roman, et digne en tout de montrer sa figure de paix, derésignation et de charité, dans cette scène solennelle de ruines etde méditation. Il nous fit entrer dans une petite cour intérieure,pavée aussi d’éclats de statues, de morceaux de mosaïques et devases antiques, et, nous livrant sa maison, c’est-à-dire deuxpetites chambres basses sans meubles et sans portes, il se retira,et nous laissa, suivant la coutume orientale ; maîtres absolusde sa demeure. Pendant que nos Arabes plantaient en terre, autourde la maison, les chevilles de fer pour y attacher par des anneauxles jambes de nos chevaux, et que d’autres allumaient un feu dansla cour pour nous préparer le pilau et cuire les galettes d’orge,nous sortîmes pour jeter un second regard sur les monuments quinous environnaient. Les grands temples étaient devant nous commedes statues sur leur piédestal ; le soleil les frappait d’undernier rayon, qui se retirait lentement d’une colonne à l’autre,comme les lueurs d’une lampe que le prêtre emporte au fond dusanctuaire ; les mille ombres des portiques, des piliers, descolonnades, des autels, se répandaient mouvantes sous la vasteforêt de pierre, et remplaçaient peu à peu sur l’Acropolis leséclatantes lueurs du marbre et du travertin. Plus loin, dans laplaine, c’était un océan de ruines qui ne se perdait qu’àl’horizon ; on eût dit des vagues de pierre brisées contre unécueil, et couvrant une immense plage de leur blancheur et de leurécume. Rien ne s’élevait au-dessus de cette mer de débris, et lanuit, qui tombait des hauteurs déjà grises d’une chaîne demontagnes, les ensevelissait successivement dans son ombre. Nousrestâmes quelques moments assis, silencieux et pensifs, devant cespectacle sans parole, et nous rentrâmes à pas lents dans la petitecour de l’évêque, éclairée par le foyer des Arabes.

Assis sur quelques fragments de corniches etde chapiteaux qui servaient de bancs dans la cour, nous mangeâmesrapidement le sobre repas du voyageur dans le désert, et nousrestâmes quelque temps à nous entretenir, avant le sommeil, de cequi remplissait nos pensées. Le foyer s’éteignait, mais la lune selevait pleine et éclatante dans le ciel limpide, et, passant àtravers les crénelures d’un grand mur de pierres blanches et lesdentelures d’une fenêtre en arabesques qui bornaient la cour ducôté du désert, elle éclairait l’enceinte d’une clarté quirejaillissait sur toutes les pierres. Le silence et la rêverie nousgagnèrent ; ce que nous pensions à cette heure, à cette place,si loin du monde vivant, dans ce monde mort, en présence de tant detémoins muets d’un passé inconnu, mais qui bouleverse toutes nospetites théories d’histoire et de philosophie de l’humanité ;ce qui se remuait dans nos esprits et dans nos cœurs, de nossystèmes, de nos idées, hélas ! et peut-être aussi de nossouvenirs et de nos sentiments individuels, Dieu seul lesait ; et nos langues n’essayaient pas de le dire ; ellesauraient craint de profaner la solennité de cette heure, de cetastre, de ces pensées mêmes : nous nous taisions. Tout à coup,comme une plainte douce et amoureuse, comme un murmure grave etaccentué par la passion, sortit des ruines derrière ce grand murpercé d’ogives arabesques, et dont le toit nous avait paru écroulésur lui-même ; ce murmure vague et confus s’enfla, seprolongea, s’éleva plus fort et plus haut, et nous distinguâmes unchant nourri de plusieurs voix en chœur, un chant monotone,mélancolique et tendre, qui montait, qui baissait, qui mourait, quirenaissait alternativement et qui se répondait à lui-même :c’était la prière du soir que l’évêque arabe faisait, avec sonpetit troupeau, dans l’enceinte éboulée de ce qui avait été sonéglise, monceau de ruines entassées récemment par une tribud’Arabes idolâtres. Rien ne nous avait préparés à cette musique del’âme, dont chaque note est un sentiment ou un soupir du cœurhumain, dans cette solitude, au fond des déserts, sortant ainsi despierres muettes accumulées par les tremblements de terre, par lesbarbares et par le temps. Nous fûmes frappés de saisissement, etnous accompagnâmes des élans de notre pensée, de notre prière et detoute notre poésie intérieure, les accents de cette poésie sainte,jusqu’à ce que les litanies chantées eussent accompli leur refrainmonotone, et que le dernier soupir de ces voix pieuses se fûtassoupi dans le silence accoutumé de ces vieux débris.

« Voilà, disions-nous en nous levant, ceque sera sans doute la poésie des derniers âges : soupir etprière sur les tombeaux, aspiration plaintive vers un monde qui neconnaîtra ni mort ni ruines. »

Mais j’en vis une bien plus frappante imagequelques mois après dans un voyage au Liban : je demandeencore la permission de la peindre.

Je redescendais les dernières sommités de cesalpes ; j’étais l’hôte du cheik d’Éden, village arabe maronitesuspendu sous la dent la plus aiguë de ces montagnes, aux limitesde la végétation, et qui n’est habitable que l’été. Ce noble etrespectable vieillard était venu me chercher avec ses fils etquelques-uns de ses serviteurs jusqu’aux environs de Tripoli deSyrie, et m’avait reçu dans son château d’Éden avec la dignité, lagrâce de cœur et l’élégance de manières que l’on pourrait imaginerdans un des vieux seigneurs de la cour de Louis XIV. Les arbresentiers brûlaient dans le large foyer ; les moutons, leschevreaux, les cerfs étaient étalés par piles dans les vastessalles, et les outres séculaires des vins d’or du Liban, apportéesde la cave par ses serviteurs, coulaient pour nous et pour notreescorte. Après avoir passé quelques jours à étudier ces bellesmœurs homériques, poétiques comme les lieux mêmes où nous lesretrouvions, le cheik me donna son fils aîné et un certain nombrede cavaliers arabes pour me conduire aux cèdres de Salomon ;arbres fameux qui consacrent encore la plus haute cime du Liban, etque l’on vient vénérer depuis des siècles, comme les dernierstémoins de la gloire de Salomon. Je ne les décrirai pointici ; mais, au retour de cette journée mémorable pour unvoyageur, nous nous égarâmes dans les sinuosités de rochers et dansles nombreuses et hautes vallées dont ce groupe du Liban estdéchiré de toutes parts, et nous nous trouvâmes tout à coup sur lebord à pic d’une immense muraille de rochers de quelques millepieds de profondeur, qui cernent la Vallée des Saints. Les paroisde ce rempart de granit étaient tellement perpendiculaires, que leschevreuils même de la montagne n’auraient pu y trouver un sentier,et que nos Arabes étaient obligés de se coucher le ventre contreterre et de se pencher sur l’abîme pour découvrir le fond de lavallée. Le soleil baissait, nous avions marché bien des heures, etil nous en aurait fallu plusieurs encore pour retrouver notresentier perdu et regagner Éden. Nous descendîmes de cheval, et nousconfiant à un de nos guides, qui connaissait non loin de là unescalier de roc vif, taillé jadis par les moines maronites,habitants immémoriaux de cette vallée, nous suivîmes quelque tempsles bords de la corniche, et nous descendîmes enfin, par cesmarches glissantes, sur une plate-forme détachée du roc, et quidominait tout cet horizon.

La vallée s’abaissait d’abord par des penteslarges et douces du pied des neiges, et des cèdres qui formaientune tache noire sur ces neiges ; là elle se déroulait sur despelouses d’un vert jaune et tendre comme celui des hautes croupesdu Jura ou des Alpes, et une multitude de filets d’eau écumante,sortis çà et là du pied des neiges fondantes, sillonnaient cespentes gazonnées, et venaient se réunir en une seule masse de flotset d’écume au pied du premier gradin de rochers. Là, la vallées’enfonçait tout à coup à quatre ou cinq cents pieds de profondeur,et le torrent se précipitait avec elle, et, s’étendant sur unelarge surface, tantôt couvrait le rocher comme un voile limpide ettransparent, tantôt s’en détachait en voûtes élancées, et, tombantenfin sur des blocs immenses et aigus de granit arrachés du sommet,s’y brisait en lambeaux flottants, et retentissait comme untonnerre éternel. Le vent de sa chute arrivait jusqu’à nous enemportant comme de légers brouillards la fumée de l’eau à millecouleurs, la promenait çà et là sur toute la vallée, ou lasuspendait en rosée aux branches des arbustes et aux aspérités duroc. En se prolongeant vers le nord, la Vallée des Saints secreusait de plus en plus et s’élargissait davantage ; puis, àenviron deux milles du point où nous étions placés, deux montagnesnues et couvertes d’ombres se rapprochaient en s’inclinant l’unevers l’autre, laissant à peine une ouverture de quelques toisesentre leurs deux extrémités, où la vallée allait se terminer et seperdre avec ses pelouses, ses vignes hautes, ses peupliers, sescyprès et son torrent de lait. Au-dessus des deux monticules quil’étranglaient ainsi, on apercevait à l’horizon comme un lac d’unbleu plus sombre que le ciel : c’était un morceau de la mer deSyrie, encadré par un golfe fantastique d’autres montagnes duLiban. Ce golfe était à vingt lieues de nous, mais la transparencede l’air nous le montrait à nos pieds, et nous distinguions mêmedeux navires à la voile qui, suspendus entre le bleu du ciel etcelui de la mer, et diminués par la distance, ressemblaient à deuxcygnes planant dans notre horizon. Ce spectacle nous saisittellement d’abord, que nous n’arrêtâmes nos regards sur aucundétail de la vallée ; mais quand le premier éblouissement futpassé, et que notre œil put percer à travers la vapeur flottante dusoir et des eaux, une scène d’une autre nature se déroula peu à peudevant nous.

À chaque détour du torrent où l’écume laissaitun peu de place à la terre, un couvent de moines maronites sedessinait en pierres d’un brun sanguin sur le gris du rocher, et safumée s’élevait dans les airs entre des cimes de peupliers et decyprès. Autour des couvents, de petits champs, conquis sur le rocou sur le torrent, semblaient cultivés comme les parterres les plussoignés de nos maisons de campagne, et çà et là on apercevait cesmaronites, vêtus de leur capuchon noir, qui rentraient du travaildes champs, les uns avec la bêche sur l’épaule, les autresconduisant de petits troupeaux de poulains arabes, quelques-unstenant le manche de la charrue et piquant leurs bœufs entre lesmûriers. Plusieurs de ces demeures de prières et de travail étaientsuspendues avec leurs chapelles et leurs ermitages sur les capsavancés des deux immenses chaînes de montagnes ; un certainnombre étaient creusées comme des grottes de bêtes fauves dans lerocher même. On n’apercevait que la porte, surmontée d’une ogivevide où pendait la cloche, et quelques petites terrasses tailléessous la voûte même du roc, où les moines vieux et infirmes venaientrespirer l’air et voir un peu de soleil, partout où le pied del’homme pouvait atteindre. Sur certains rebords des précipices,l’œil ne pouvait apercevoir aucun accès ; mais là même uncouvent, une croix, une solitude, un oratoire, un ermitage etquelques figures de solitaires circulant parmi les roches ou lesarbustes, travaillant, lisant ou priant. Un de ces couvents étaitune imprimerie arabe pour l’instruction du peuple maronite, et l’onvoyait sur la terrasse une foule de moines allant et venant, etétendant sur des claies ou sur des roseaux les feuilles blanches dupapier humide. Rien ne peut peindre, si ce n’est le pinceau, lamultitude et le pittoresque de ces retraites. Chaque pierresemblait avoir enfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ;chaque source avait son mouvement et sa vie, chaque arbre sonsolitaire sous son ombre. Partout où l’œil tombait, il voyait lavallée, la montagne, les précipices s’abîmer pour ainsi dire sousson regard, et une scène de vie, de prière, de contemplation, sedétacher de ces masses éternelles, ou s’y mêler pour les consacrer.Mais bientôt le soleil tomba, les travaux du jour cessèrent, ettoutes les figures noires répandues dans la vallée rentrèrent dansles grottes ou dans les monastères. Les cloches sonnèrent de toutesparts l’heure du recueillement et des offices du soir, les unesavec la voix forte et vibrante des grands vents sur la mer, lesautres avec les voix légères et argentines des oiseaux dans leschamps de blé, celles-ci plaintives et lointaines comme des soupirsdans la nuit et dans le désert : toutes ces cloches serépondaient des deux bords de la vallée, et les mille échos desgrottes et des précipices se les renvoyaient en murmures confus etrépercutés, mêlés avec le mugissement du torrent, des cèdres, etles mille chutes sonores des sources et des cascades dont les deuxflancs des monts sont sillonnés. Puis il se fit un moment desilence, et un nouveau bruit plus doux, plus mélancolique et plusgrave, remplit la vallée : c’était le chant des psaumes, qui,s’élevant à la fois de chaque monastère, de chaque église, dechaque oratoire, de chaque cellule des rochers, se mêlait, seconfondait en montant jusqu’à nous comme un vaste murmure, etressemblait à une seule et vaste plainte mélodieuse de la valléetout entière, qui venait de prendre une âme et une voix ; puisun nuage d’encens monta de chaque toit, sortit de chaque grotte, etparfuma cet air que les anges auraient pu respirer. Nous restâmesmuets et enchantés comme ces esprits célestes, quand, planant pourla première fois sur le globe qu’ils croyaient désert, ilsentendirent monter de ces mêmes bords la première prière deshommes ; nous comprîmes ce que c’était que la voix de l’hommepour vivifier la nature la plus morte, et ce que ce serait que lapoésie à la fin des temps, quand, tous les sentiments du cœurhumain éteints et absorbés dans un seul, la poésie ne serait plusici-bas qu’une adoration et un hymne !

Mais nous ne sommes pas à ces temps : lemonde est jeune, car la pensée mesure encore une distanceincommensurable entre l’état actuel de l’humanité et le but qu’ellepeut atteindre ; la poésie aura d’ici là de nouvelles, dehautes destinées à remplir.

Elle ne sera plus lyrique dans le sens où nousprenons ce mot ; elle n’a plus assez de jeunesse, defraîcheur, de spontanéité d’impression, pour chanter comme aupremier réveil de la pensée humaine. Elle ne sera plusépique ; l’homme a trop vécu, trop réfléchi pour se laisseramuser, intéresser par les longs récits de l’épopée, etl’expérience a détruit sa foi aux merveilles dont le poëme épiqueenchantait sa crédulité. Elle ne sera plus dramatique, parce que lascène de la vie réelle a, dans nos temps de liberté et d’actionpolitique, un intérêt plus pressant, plus réel et plus intime quela scène du théâtre ; parce que les classes élevées de lasociété ne vont plus au théâtre pour être émues, mais pourjuger ; parce que la société est devenue critique, de naïvequ’elle était. Il n’y a plus de bonne foi dans ses plaisirs. Ledrame va tomber au peuple ; il était du peuple et pour lepeuple, il y retourne ; il n’y a plus que la classe populairequi porte son cœur au théâtre. Or, le drame populaire, destiné auxclasses illettrées, n’aura pas de longtemps une expression asseznoble, assez élégante, assez élevée pour attirer la classelettrée ; la classe lettrée abandonnera donc le drame ;et quand le drame populaire aura élevé son parterre jusqu’à lahauteur de la langue d’élite, cet auditoire le quittera encore, etil lui faudra sans cesse redescendre pour être senti. Des hommes degénie tentent, en ce moment même, de faire violence à cettedestinée du drame. Je fais des vœux pour leur triomphe ; et,dans tous les cas, il restera de glorieux monuments de leur lutte.C’est une question d’aristocratie et de démocratie ; le drameest l’image la plus fidèle de la civilisation.

La poésie sera de la raison chantée, voilà sadestinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse,politique, sociale, comme les époques que le genre humain vatraverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditativeet grave ; non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieuxde la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel,sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plusmystérieuses impressions de l’âme. Ce sera l’homme lui-même et nonplus son image. Les signes avant-coureurs de cette transformationde la poésie sont visibles depuis plus d’un siècle ; ils semultiplient de nos jours. La poésie s’est dépouillée de plus enplus de sa forme artificielle, elle n’a presque plus de formequ’elle-même. À mesure que tout s’est spiritualisé dans le monde,elle aussi se spiritualise. Elle ne veut plus de mannequin, ellen’invente plus de machine ; car la première chose que faitmaintenant l’esprit du lecteur, c’est de dépouiller le mannequin,c’est de démonter la machine et de chercher la poésie seule dansl’œuvre poétique, et de chercher aussi l’âme du poëte sous sapoésie. Mais sera-t-elle morte pour être plus vraie, plus sincère,plus réelle qu’elle ne le fut jamais ? Non sans doute ;elle aura plus de vie, plus d’intensité, plus d’action qu’elle n’eneut encore ! et j’en appelle à ce siècle naissant qui débordede tout ce qui est la poésie même, amour, religion, liberté, et jeme demande s’il y eut jamais dans les époques littéraires un momentaussi remarquable en talents éclos et en promesses qui écloront àleur tour. Je le sais mieux que personne, car j’ai souvent été leconfident inconnu de ces mille voix mystérieuses qui chantent dansle monde ou dans la solitude, et qui n’ont pas encore d’écho dansleur renommée. Non, il n’y eut jamais autant de poëtes et plus depoésie qu’il y en a en France et en Europe au moment où j’écris ceslignes, au moment où quelques esprits superficiels ou préoccupéss’écrient que la poésie a accompli ses destinées, et prophétisentla décadence de l’humanité. Je ne vois aucun signe de décadencedans l’intelligence humaine, aucun symptôme de lassitude ni devieillesse ; je vois des institutions vieilles quis’écroulent, mais des générations rajeunies que le souffle de vietourmente et pousse en tous sens, et qui reconstruiront sur desplans inconnus cette œuvre infinie que Dieu a donnée à faire et àrefaire sans cesse à l’homme, sa propre destinée. Dans cette œuvre,la poésie a sa place, quoique Platon voulût l’en bannir. C’est ellequi plane sur la société et qui la juge, et qui, montrant à l’hommela vulgarité de son œuvre, l’appelle sans cesse en avant, en luimontrant du doigt des utopies, des républiques imaginaires, descités de Dieu, et lui souffle au cœur le courage de lesatteindre.

À côté de cette destinée philosophique,rationnelle, politique, sociale, de la poésie à venir, elle a unedestinée nouvelle à accomplir : elle doit suivre la pente desinstitutions et de la presse ; elle doit se faire peuple, etdevenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie.La presse commence à pressentir cette œuvre, œuvre immense etpuissante, qui, en portant sans cesse à tous la pensée de tous,abaissera les montagnes, élèvera les vallées, nivellera lesinégalités des intelligences, et ne laissera bientôt plus d’autrepuissance sur la terre que celle de la raison universelle, qui auramultiplié sa force par la force de tous. Sublime et incalculableassociation de toutes les pensées, dont les résultats ne peuventêtre appréciés que par Celui qui a permis à l’homme de la concevoiret de la réaliser ! La poésie de nos jours a déjà tenté cetteforme, et des talents d’un ordre élevé se sont abaissés pour tendrela main au peuple ; la poésie s’est faite chanson, pour courirsur l’aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières ;elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreusesinspirations, quelques sentiments de morale sociale ; maiscependant, il faut le déplorer, elle n’a guère popularisé que despassions, des haines ou des envies. C’est à populariser desvérités, de l’amour, de la raison, des sentiments exaltés dereligion et d’enthousiasme, que ces génies populaires doiventconsacrer leur puissance à l’avenir. Cette poésie est àcréer ; l’époque la demande, le peuple en a soif ; il estplus poëte par l’âme que nous, car il est plus près de lanature : mais il a besoin d’un interprète entre cette natureet lui ; c’est à nous de lui en servir, et de lui expliquer,par ses sentiments rendus dans sa langue, ce que Dieu a mis debonté, de noblesse, de générosité, de patriotisme et de piétéenthousiaste dans son cœur. Toutes les époques primitives del’humanité ont eu leur poésie ou leur spiritualisme chanté :la civilisation avancée serait-elle la seule époque qui fit tairecette voix intime et consolante de l’humanité ? Non sansdoute ; rien ne meurt dans l’ordre éternel des choses, tout setransforme : la poésie est l’ange gardien de l’humanité à tousses âges.

Il y a un morceau de poésie nationale dans laCalabre, que j’ai entendu chanter souvent aux femmes d’Amalfi enrevenant de la fontaine. Je l’ai traduit autrefois en vers, et cesvers me semblent s’appliquer si bien au sujet que je traite, que jene puis me refuser à les insérer ici. C’est une femme quiparle :

Quand, assise à douze ans à l’angle duverger,

Sous les citrons en fleur ou les amandiersroses,

Le souffle du printemps sortait de touteschoses,

Et faisait sur mon cou mes bouclesvoltiger,

Une voix me parlait, si douce, au fond del’âme,

Qu’un frisson de plaisir en courait sur mapeau.

Ce n’était pas le vent, la cloche, lepipeau,

Ce n’était nulle voix d’enfant, d’homme ou defemme ;

C’était vous, c’était vous, ô mon Angegardien,

C’était vous dont le cœur déjà parlait aumien !

Quand, plus tard, mon fiancé venait de mequitter,

Après des soirs d’amour au pied dusycomore,

Quand son dernier baiser retentissaitencore

Au cœur qui sous sa main venait depalpiter,

La même voix tintait longtemps dans mesoreilles,

Et sortant de mon cœur m’entretenait toutbas.

Ce n’était pas sa voix, ni le bruit de sespas,

Ni l’écho des amants qui chantaient sous lestreilles ;

C’était vous, c’était vous, ô mon Angegardien,

C’était vous dont le cœur parlait encore aumien !

Quand, jeune et déjà mère, autour de monfoyer

J’assemblais tous les biens que le ciel nousprodigue,

Qu’à ma porte un figuier laissait tomber safigue

Aux mains de mes garçons qui le faisaientployer,

Une voix s’élevait de mon sein tendre etvague.

Ce n’était pas le chant du coq ou del’oiseau,

Ni des souffles d’enfants dormant dans leurberceau,

Ni la voix des pêcheurs qui chantaient sur lavague ;

C’était vous, c’était vous, ô mon Angegardien,

C’était vous dont le cœur chantait avec lemien !

Maintenant je suis seule, et vieille à cheveuxblancs ;

Et le long des buissons abrités de labise,

Chauffant ma main ridée au foyer quej’attise,

Je garde les chevreaux et les petitsenfants :

Cependant dans mon sein la voix intérieure

M’entretient, me console et me chantetoujours.

Ce n’est plus cette voix du matin de mesjours,

Ni l’amoureuse voix de celui que jepleure ;

Mais c’est vous, oui, c’est vous, ô mon Angegardien,

Vous dont le cœur me reste et pleure avec lemien !

Ce que ces femmes de Calabre disaient ainsi deleur ange gardien, l’humanité peut le dire de la poésie. C’estaussi cette voix intérieure qui lui parle à tous les âges, quiaime, chante, prie ou pleure avec elle à toutes les phases de sonpèlerinage séculaire ici-bas.

Maintenant, puisque ceci est une préface, ilfaudrait parler du livre et de moi : eh bien, je le ferai avecune sincérité entière. Le livre n’est point un livre ; ce sontdes feuilles détachées et tombées presque au hasard sur la routeinégale de ma vie, et recueillies par la bienveillance des âmestendres, pensives et religieuses. C’est le symbole vague et confusde mes sentiments et de mes idées, à mesure que les vicissitudes del’existence et le spectacle de la nature et de la société lesfaisaient surgir dans mon cœur ou les jetaient dans mapensée : ces sentiments et ces idées ont varié avec ma viemême, tantôt sereines et heureuses comme le matin du cœur, tantôtardentes et profondes comme les passions de trente ans, tantôtdésespérées comme la mort et sceptiques comme le silence dusépulcre, quelquefois rêveuses comme l’espérance, pieuses comme lafoi, enflammées comme cet amour divin qui est l’âme cachée de toutela nature. Mais quelle qu’ait été, quelle que puisse être encore ladiversité de ces impressions jetées par la nature dans mon âme, etpar mon âme dans mes vers, le fond en fut toujours un profondinstinct de la Divinité dans toutes choses ; une viveévidence, une intuition plus ou moins éclatante de l’existence etde l’action de Dieu dans la création matérielle et dans l’humanitépensante ; une conviction ferme et inébranlable que Dieu étaitle dernier mot de tout, et que les philosophies, les religions, lespoésies n’étaient que des manifestations plus ou moins complètes denos rapports avec l’Être infini, des échelons plus ou moinssublimes pour nous rapprocher successivement de Celui quiest ! Les religions sont la poésie de l’âme.

Ces poésies, auxquelles la soif ardente decette époque a prêté souvent un prix, une saveur qu’elles n’avaientpas en elles-mêmes, sont bien loin de répondre à mes désirs etd’exprimer ce que j’ai senti ; elles sont très imparfaites,très négligées, très incomplètes, et je ne pense pas qu’ellesvivent bien longtemps dans la mémoire de ceux dont la poésie est lalangue. Je ne me repens pas cependant de les avoir publiées ;elles ont été une note au moins de ce grand et magnifique concertd’intelligence que la terre exhale de siècle en siècle vers sonauteur, que le souffle du temps laisse flotter harmonieusementquelques jours sur l’humanité, et qu’il emporte ensuite où vontplus ou moins vite toutes les choses mortelles. Elles auront été lesoupir modulé de mon âme en traversant cette vallée d’exil et delarmes, ma prière chantée au grand Être, et aussi quelquefoisl’hymne de mon enthousiasme, de mon amitié ou de mon amour pour ceque j’ai vu, connu, admiré ou aimé de bon et de beau parmi leshommes ; un souvenir à toutes les vies dont j’ai vécu et quej’ai perdues !

La pensée politique et sociale qui travaillele monde intellectuel, et qui m’a toujours fortement travaillémoi-même, m’arrache pour deux ou trois ans tout au plus aux penséespoétiques et philosophiques, que j’estime à bien plus haut prix quela politique. La poésie, c’est l’idée ; la politique, c’est lefait : autant l’idée est au-dessus du fait, autant la poésieest au-dessus de la politique. Mais l’homme ne vit pas seulementd’idéal ; il faut que cet idéal s’incarne et se résume pourlui dans les institutions sociales ; il y a des époques où cesinstitutions, qui représentent la pensée de l’humanité, sontorganisées et vivantes : la société marche alors toute seule,et la pensée peut s’en séparer, et de son côté vivre seule dans desrégions de son choix ; il y en a d’autres où le institutionsusées par les siècles tombent en ruine de toutes parts, et oùchacun doit apporter sa pierre et son ciment pour reconstruire unabri à l’humanité. Ma conviction est que nous sommes à une de cesgrandes époques de reconstruction, de rénovation sociale ; ilne s’agit pas seulement de savoir si le pouvoir passera de tellesmains royales dans telles mains populaires ; si ce sera lanoblesse, le sacerdoce ou la bourgeoisie qui prendront les rênesdes gouvernements nouveaux ; si nous nous appellerons empiresou républiques : il s’agit de plus ; il s’agit de décidersi l’idée de morale, de religion, de charité évangélique, serasubstituée à l’idée d’égoïsme dans la politique ; si Dieu,dans son acception la plus pratique, descendra enfin dans noslois ; si tous les hommes consentiront à voir enfin dans tousles autres hommes des frères, ou continueront à y voir des ennemisou des esclaves. L’idée est mûre, les temps sont décisifs ; unpetit nombre d’intelligences appartenant au hasard à toutes lesdiverses dénominations d’opinions politiques portent l’idée fécondedans leurs têtes et dans leurs cœurs ; je suis du nombre deceux qui veulent sans violence, mais avec hardiesse et avec foi,tenter enfin de réaliser cet idéal qui n’a pas en vain travaillétoutes les têtes au-dessus du niveau de l’humanité, depuis la têteincommensurable du Christ jusqu’à celle de Fénelon. Les ignorances,les timidités des gouvernements, nous servent et nous fontplace ; elles dégoûtent successivement dans tous les partisles hommes qui ont de la portée dans le regard et de la générositédans le cœur : ces hommes, désenchantés tour à tour de cessymboles menteurs qui ne les représentent plus, vont se grouperautour de l’idée seule ; et la force des hommes viendra à euxs’ils comprennent la force de Dieu, et s’ils sont dignes qu’ellerepose sur eux par leur désintéressement et par leur foi dansl’avenir. C’est pour apporter une conviction, une parole de plus àce groupe politique, que je renonce momentanément à la solitude,seul asile qui reste à ma pensée souffrante. Dès qu’il sera formé,dès qu’il aura une place dans la presse et dans les institutions,je rentrerai dans la vie poétique. Un monde de poésie roule dans matête ; je ne désire rien, je n’attends rien de la vie que despeines et des pertes de plus. Je me coucherais dès aujourd’hui avecplaisir dans le lit de mon sépulcre ; mais j’ai toujoursdemandé à Dieu de ne pas mourir sans avoir révélé à lui, au monde,à moi-même, une création de cette poésie qui a été ma seconde vieici-bas ; de laisser après moi un monument quelconque de mapensée : ce monument est un poëme ; je l’ai construit etbrisé cent fois dans ma tête, et les vers que j’ai publiés ne sontque des ébauches mutilées, des fragments brisés de ce poëme de monâme. Serai-je plus heureux maintenant que je touche à la maturitéde la vie ? Ne laisserai-je ma pensée poétique que parfragments et par ébauches, ou lui donnerai-je enfin la forme, lamasse et la vie dans un tout qui la coordonne et la résume, dansune œuvre qui se tienne debout et qui vive quelques années aprèsmoi ? Dieu seul le sait ; et, qu’il me l’accorde ou non,je ne l’en bénirai pas moins. Lui seul sait à quelle destinée ilappelle ses créatures, et, pénible ou douce, éclatante ou obscure,cette destinée est toujours parfaite, si elle est acceptée avecrésignation et en inclinant la tête !

Maintenant il ne me reste plus qu’à remerciertoutes les âmes tendres et pieuses de mon temps, tous mes frères enpoésie, qui ont accueilli avec tant de fraternité et d’indulgenceles faibles notes que j’ai chantées jusqu’ici pour eux. Je ne pensepas qu’aucun poëte romain ait reçu plus de marques de sympathie,plus de signes d’intelligence et d’amitié de la jeunesse de sontemps que je n’en ai reçu moi-même ; moi, si incomplet, siinégal, si peu digne de ce nom de poëte : ce sont desespérances et non des réalités que l’on a saluées et caressées enmoi. La Providence me force à tromper toutes ces espérances :mais que ceux qui m’ont ainsi encouragé dans toutes les parties dela France et de l’Europe sachent combien mon cœur a été sensible àcette sympathie qui a été ma plus douce récompense, qui a nouéentre nous les liens invisibles d’une amitié intellectuelle. Ilsm’ont rendu bien au delà de ce que je leur ai donné. Je ne saisquel poëte disait qu’une critique lui fait cent fois plus de peineque tous les éloges ne pourraient lui faire de plaisir. Je leplains et je ne le comprends pas : quant à moi, je puis sanspeine oublier toutes les critiques, fondées ou non, qui m’ontassailli sur ma route, et d’abord j’ai la conscience d’en avoirmérité beaucoup ; mais fussent-elles toutes injustes etamères, elles auraient été amplement compensées par cette fouleinnombrable de lettres que j’ai reçues de mes amis inconnus. Unedouleur que vos vers ont pu endormir un moment, un enthousiasme quevous avez allumé le premier dans un jeune cœur jeune et pur, uneprière confuse de l’âme à laquelle vous avez donné une parole et unaccent, un soupir qui a répondu à un de vos soupirs, une larmed’émotion qui est tombée à votre voix de la paupière d’une jeunefemme, un nom chéri, symbole de vos affections les plus intimes, etque vous avez consacré dans une langue moins fragile que la languevulgaire, une mémoire de mère, de femme, d’amie, d’enfant, que vousavez embaumée pour les siècles dans une strophe de sentiment et depoésie ; la moindre de ces choses saintes consolerait detoutes les critiques, et vaut cent fois, pour l’âme du poëte, ceque ses faibles vers lui ont coûté de veilles oud’amertume !

Paris, 11 février 1834.

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