Méditations poétiques

Commentaire.

Je n’ai jamais connu lord Byron. J’avais écritla plupart de mes Méditations avant d’avoir lu ce grand poëte. Cefut un bonheur pour moi. La puissance sauvage, pittoresque etsouvent perverse de ce génie aurait nécessairement entraîné majeune imagination hors de sa voie naturelle : j’aurais cesséd’être original en voulant marcher sur ses traces. Lord Byron estincontestablement à mes yeux la plus grande nature poétique dessiècles modernes. Mais le désir de produire plus d’effet sur lesesprits blasés de son temps l’a jeté dans le paradoxe. Il a vouluêtre le Lucifer révolté d’un pandémonium humain. Il s’estdonné un rôle de fantaisie dans je ne sais quel drame sinistre dontil est à la fois l’auteur et l’acteur. Il s’était fait énigme pourêtre deviné. On voit qu’il procédait de Gœthe, le Byronallemand ; qu’il avait lu Faust,Méphistophélès, Marguerite, et qu’il s’estefforcé de réaliser en lui un Faust poëte, un don Juan lyrique.Plus tard il est descendu plus bas ; il s’est ravalé jusqu’àRabelais, dans un poëme facétieux. Il a voulu faire de la poésie,qui est l’hymne de la terre, la grande raillerie de l’amour, de lavertu, de l’idéal, de Dieu. Il était si grand qu’il n’a pu serapetisser tout à fait. Ses ailes l’enlevaient malgré lui de cettefange et le reportaient au ciel à chaque instant. C’est qu’en luile poëte était immense, l’homme incomplet, puéril, ambitieux denéants. Il prenait la vanité pour la gloire, la curiosité qu’ilinspirait artificiellement pour le regard de la postérité, lamisanthropie pour la vertu.

Né grand, riche, indépendant et beau, il avaitété blessé par quelques feuilles de rose dans le lit tout fait deson aristocratie et de sa jeunesse. Quelques articles critiquescontre ses premiers vers lui avaient semblé un crime irrémissiblede sa patrie contre lui. Il était entré à la chambre despairs ; deux discours prétentieux et médiocres n’avaient pasété applaudis : il s’était exilé alors en secouant lapoussière de ses pieds, et en maudissant sa terre natale. Enfantgâté par la nature, par la fortune et par le génie, les sentiers dela vie réelle, quoique si bien aplanis sous ses pas, lui avaientparu encore trop rudes. Il s’était enfui sur les ailes de sonimagination, et livré à tous ses caprices.

J’entendis parler pour la première fois de luipar un de mes anciens amis qui revenait d’Angleterre en 1819. Leseul récit de quelques-uns de ses poëmes m’ébranla l’imagination.Je savais mal l’anglais alors, et on n’avait rien traduit de Byronencore. L’été suivant, me trouvant à Genève, un de mes amis qui yrésidait encore me montra un soir, sur la grève du lac Léman, unjeune homme qui descendait de bateau et qui montait à cheval pourrentrer dans une de ces délicieuses villas réfléchies dansles eaux du lac. Mon ami me dit que ce jeune homme était un fameuxpoëte anglais, appelé lord Byron. Je ne fis qu’entrevoir son visagepâle et fantastique à travers la brume du crépuscule. J’étais alorsbien inconnu, bien pauvre, bien errant, bien découragé de la vie.Ce poëte misanthrope, jeune, riche, élégant de figure, illustre denom, déjà célèbre de génie, voyageant à son gré ou se fixant à soncaprice dans les plus ravissantes contrées du globe, ayant desbarques à lui sur les vagues, des chevaux sur les grèves, passantl’été sous les ombrages des Alpes, les hivers sous les orangers dePise, me paraissait le plus favorisé des mortels. Il fallait queses larmes vinssent de quelque source de l’âme bien profonde etbien mystérieuse pour donner tant d’amertume à ses accents, tant demélancolie à ses vers. Cette mélancolie même était un attrait deplus pour mon cœur.

Quelques jours après, je lus, dans un recueilpériodique de Genève, quelques fragments traduits duCorsaire, de Lara, de Manfred. Je devinsivre de cette poésie. J’avais enfin trouvé la fibre sensible d’unpoëte à l’unisson de mes voix intérieures. Je n’avais bu quequelques gouttes de cette poésie, mais c’était assez pour me fairecomprendre un océan.

Rentré l’hiver suivant dans la solitude de lamaison de mon père à Milly, le souvenir de ces vers et de ce jeunehomme me revint un matin à la vue du mont Blanc, que j’apercevaisde ma fenêtre. Je m’assis au coin d’un petit feu de ceps de vigneque je laissai souvent éteindre, dans la distraction entraînante demes pensées ; et j’écrivis au crayon, sur mes genoux, etpresque d’une seule haleine, cette méditation à lord Byron. Mamère, inquiète de ce que je ne descendais ni pour le déjeuner nipour le dîner de famille, monta plusieurs fois pour m’arracher àmon poëme. Je lui lus plusieurs passages qui l’émurentprofondément, surtout par la piété de sentiments et de résignationqui débordait de ces vers, et qui n’était qu’un écoulement de sapropre piété. Enfin, désespérant de me faire abandonner monenthousiasme, elle m’apporta de ses propres mains un morceau depain et quelques fruits secs, pour que je prisse un peu denourriture, tout en continuant d’écrire. J’écrivis en effet laméditation tout entière, d’un seul trait, en dix heures. Jedescendis à la veillée, le front en sueur, au salon, et je lus lepoëme à mon père. Il trouva les vers étranges, mais beaux. Ce futainsi qu’il apprit l’existence du poëte anglais et cette nature depoésie si différente de la poésie de la France.

Je n’adressai point ces vers à lord Byron. Jene savais de lui que son nom, j’ignorais son séjour. J’ai ludepuis, dans ses Mémoires, qu’il avait entendu parler de cetteméditation d’un jeune Français, mais qu’il ne l’avait pas lue. Ilne savait pas notre langue. Ses amis, qui ne la savaientapparemment pas mieux, lui avaient dit que ces vers étaient unediatribe contre ses crimes. Cette sottise le réjouissait. Il aimaitqu’on prît au sérieux sa nature surnaturelle et infernale ; ilprétendait à la renommée du crime. C’était là sa faiblesse, unehypocrisie à rebours. Mes vers dormirent longtemps sans êtrepubliés.

Je lus et je relus depuis, avec une admirationtoujours plus passionnée, ceux de lord Byron. Ce fut un secondOssian pour moi, l’Ossian d’une société plus civilisée et presquecorrompue par l’excès même de sa civilisation : la poésie dela satiété, du désenchantement et de la caducité de l’âge. Cettepoésie me charma, mais elle ne corrompit pas mon bon sens naturel.J’en compris une autre, celle de la vérité, de la raison, del’adoration et du courage.

Je souffris quand je vis, plus tard, lordByron se faire le parodiste de l’amour, du génie et de l’humanité,dans son poëme de Don Juan.

Je jouis quand je le vis se relever de sonscepticisme et de son épicurisme pour aller de son or et de sonbras soutenir en Grèce la liberté renaissante d’une grande race. Lamort le cueillit au moment le plus généreux et le plusvéritablement épique de sa vie. Dieu semblait attendre son premieracte de vertu publique pour l’absoudre de sa vie par une sublimemort. Il mourut martyr volontaire d’une cause désintéressée. Il y aplus de poésie vraie et impérissable dans la tente où la fièvre lecouche à Missolonghi, sous ses armes, que dans toutes ses œuvres.L’homme en lui a grandi ainsi le poëte, et le poëte à son tourimmortalisera l’homme.

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