Méditations poétiques

XXXIV – DIEU.

À M. L’ABBÉ F. DE LAMENNAIS.

Oui, mon âme se plaît à secouer seschaînes :

Déposant le fardeau des misères humaines,

Laissant errer mes sens dans ce monde descorps,

Au monde des esprits je monte sansefforts.

Là, foulant à mes pieds cet universvisible,

Je plane en liberté dans les champs dupossible.

Mon âme est à l’étroit dans sa vasteprison :

Il me faut un séjour qui n’ait pasd’horizon.

Comme une goutte d’eau dans l’Océanversée,

L’infini dans son sein absorbe mapensée ;

Là, reine de l’espace et de l’éternité,

Elle ose mesurer le temps, l’immensité,

Aborder le néant, parcourir l’existence,

Et concevoir de Dieu l’inconcevableessence.

Mais sitôt que je veux peindre ce que jesens,

Toute parole expire en effortsimpuissants :

Mon âme croit parler ; ma langueembarrassée

Frappe l’air de vains sons, ombre de mapensée.

Dieu fit pour les esprits deux langagesdivers :

En sons articulés l’un vole dans lesairs ;

Ce langage borné s’apprend parmi leshommes ;

Il suffit aux besoins de l’exil où noussommes,

Et, suivant des mortels les destinsinconstants,

Change avec les climats ou passe avec lestemps.

L’autre, éternel, sublime, universel,immense,

Est le langage inné de touteintelligence :

Ce n’est point un son mort dans les airsrépandu,

C’est un verbe vivant dans le cœurentendu ;

On l’entend, on l’explique, on le parle avecl’âme ;

Ce langage senti touche, illumine,enflamme :

De ce que l’âme éprouve interprètesbrûlants,

Il n’a que des soupirs, des ardeurs, desélans ;

C’est la langue du ciel que parle laprière,

Et que le tendre amour comprend seul sur laterre.

Aux pures régions où j’aime à m’envoler,

L’enthousiasme aussi vient me larévéler ;

Lui seul est mon flambeau dans cette nuitprofonde,

Et mieux que la raison il m’explique lemonde.

Viens donc ! il est mon guide, et je veuxt’en servir ;

À ses ailes de feu, viens, laisse-toiravir.

Déjà l’ombre du monde à nos regardss’efface :

Nous échappons au temps, nous franchissonsl’espace ;

Et, dans l’ordre éternel de la réalité,

Nous voilà face à face avec lavérité !

Cet astre universel, sans déclin, sansaurore,

C’est Dieu, c’est ce grand tout, qui soi-mêmes’adore !

Il est ; tout est en lui :l’immensité, les temps,

De son être infini sont les purséléments ;

L’espace est son séjour, l’éternité sonâge ;

Le jour est son regard, le monde est sonimage :

Tout l’univers subsiste à l’ombre de samain ;

L’être à flots éternels découlant de sonsein,

Comme un fleuve nourri par cette sourceimmense,

S’en échappe, et revient finir où toutcommence.

Sans bornes comme lui, ses ouvragesparfaits

Bénissent en naissant la main qui les afaits :

Il peuple l’infini chaque fois qu’ilrespire ;

Pour lui, vouloir c’est faire, exister c’estproduire !

Tirant tout de soi seul, rapportant tout àsoi,

Sa volonté suprême est sa suprêmeloi !

Mais cette volonté, sans ombre et sansfaiblesse,

Est à la fois puissance, ordre, équité,sagesse.

Sur tout ce qui peut être il l’exerce à songré ;

Le néant jusqu’à lui s’élève pardegré :

Intelligence, amour, force, beauté,jeunesse,

Sans s’épuiser jamais, il peut donner sanscesse ;

Et, comblant le néant de ses donsprécieux,

Des derniers rangs de l’être il peut tirer desdieux !

Mais ces dieux de sa main, ces fils de sapuissance,

Mesurent d’eux à lui l’éternelle distance,

Tendant par la nature à l’être qui lesfit :

Il est leur fin à tous, et lui seul sesuffit !

Voilà, voilà le Dieu que tout espritadore,

Qu’Abraham a servi, que rêvait Pythagore,

Que Socrate annonçait, qu’entrevoyaitPlaton ;

Ce Dieu que l’univers révèle à la raison,

Que la justice attend, que l’infortuneespère,

Et que le Christ enfin vint montrer à laterre !

Ce n’est plus là ce Dieu par l’hommefabriqué,

Ce Dieu par l’imposture à l’erreurexpliqué,

Ce Dieu défiguré par la main des fauxprêtres,

Qu’adoraient en tremblant nos crédulesancêtres :

Il est seul, il est un, il est juste, il estbon ;

La terre voit son œuvre, et le ciel sait sonnom !

Heureux qui le connaît ! plus heureux quil’adore !

Qui, tandis que le monde ou l’outrage oul’ignore,

Seul, aux rayons pieux des lampes de lanuit,

S’élève au sanctuaire où la foil’introduit

Et, consumé d’amour et de reconnaissance,

Brûle, comme l’encens, son âme en saprésence !

Mais, pour monter à lui, notre espritabattu

Doit emprunter d’en haut sa force et savertu.

Il faut voler au ciel sur des ailes deflamme :

Le désir et l’amour sont les ailes del’âme.

Ah ! que ne suis-je né dans l’âge où leshumains,

Jeunes, à peine encore échappés de sesmains,

Près de Dieu par le temps, plus près parl’innocence,

Conversaient avec lui, marchaient en saprésence !

Que n’ai-je vu le monde à son premiersoleil !

Que n’ai-je entendu l’homme à son premierréveil !

Tout lui parlait de toi, tu lui parlaistoi-même ;

L’univers respirait ta majestésuprême ;

La nature, sortant des mains du Créateur,

Étalait en tous sens le nom de sonauteur :

Ce nom, caché depuis sous la rouille desâges,

En traits plus éclatants brillait sur tesouvrages ;

L’homme dans le passé ne remontait qu’àtoi ;

Il invoquait son père, et tu disais :« C’est moi. »

Longtemps comme un enfant ta voix daignal’instruire,

Et par la main longtemps tu voulus leconduire.

Que de fois dans ta gloire à lui tu t’esmontré,

Aux vallons de Sennar, aux chênes deMambré,

Dans le buisson d’Horeb, ou sur l’augustecime

Où Moïse aux Hébreux dictait sa loisublime !

Ces enfants de Jacob, premiers-nés deshumains,

Reçurent quarante ans la manne de tesmains :

Tu frappais leur esprit par tes vivantsoracles ;

Tu parlais à leurs yeux par la voix desmiracles ;

Et lorsqu’ils t’oubliaient, tes angesdescendus

Rappelaient ta mémoire à leurs cœurséperdus.

Mais enfin, comme un fleuve éloigné de sasource,

Ce souvenir si pur s’altéra dans sacourse ;

De cet astre vieilli la sombre nuit destemps

Éclipsa par degrés les rayons éclatants.

Tu cessas de parler : l’oubli, la maindes âges,

Usèrent ce grand nom empreint dans tesouvrages ;

Les siècles en passant firent pâlir lafoi ;

L’homme plaça le doute entre le monde ettoi.

Oui, ce monde, Seigneur, est vieilli pour tagloire ;

Il a perdu ton nom, ta trace et tamémoire ;

Et pour les retrouver il nous faut, dans soncours,

Remonter flots à flots le long fleuve desjours.

Nature, firmament ! l’œil en vain vouscontemple :

Hélas ! sans voir le Dieu, l’homme admirele temple ;

Il voit, il suit en vain, dans les déserts descieux,

De leurs mille soleils le coursmystérieux ;

Il ne reconnaît plus la main qui lesdirige :

Un prodige éternel cesse d’être unprodige.

Comme ils brillaient hier, ils brillerontdemain !

Qui sait où commença leur glorieuxchemin ?

Qui sait si ce flambeau, qui luit et quiféconde,

Une première fois s’est levé sur lemonde ?

Nos pères n’ont point vu briller son premiertour,

Et les jours éternels n’ont point de premierjour.

Sur le monde moral en vain ta providence

Dans ces grands changements révèle taprésence ;

C’est en vain qu’en tes jeux l’empire deshumains

Passe d’un sceptre à l’autre, errant de mainsen mains,

Nos yeux, accoutumés à sa vicissitude,

Se sont fait de la gloire une froidehabitude :

Les siècles ont tant vu de ces grands coups dusort !

Le spectacle est usé, l’homme engourdis’endort.

Réveille-nous, grand Dieu ! parle, etchange le monde ;

Fais entendre au néant ta paroleféconde :

Il est temps ! lève-toi ! sors de celong repos ;

Tire un autre univers de cet autre chaos.

À nos yeux assoupis il faut d’autresspectacles ;

À nos esprits flottants il faut d’autresmiracles.

Change l’ordre des cieux, qui ne nous parleplus !

Lance un nouveau soleil à nos yeuxéperdus ;

Détruis ce vieux palais, indigne de tagloire ;

Viens ! montre-toi toi-même, etforce-nous de croire !

Mais peut-être, avant l’heure où dans leslieux déserts

Le soleil cessera d’éclairer l’univers,

De ce soleil moral la lumière éclipsée

Cessera par degrés d’éclairer la pensée,

Et le jour qui verra ce grand flambeaudétruit

Plongera l’univers dans l’éternellenuit !

Alors tu briseras ton inutile ouvrage.

Ses débris foudroyés rediront d’âge enâge :

« Seul je suis ! hors de moi rien nepeut subsister !

L’homme cessa de croire, il cessad’exister ! »

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