Méditations poétiques

III – BONAPARTE

Sur un écueil battu par la vagueplaintive,

Le nautonier de loin voit blanchir sur larive

Un tombeau près du bord par les flotsdéposé ;

Le temps n’a pas encor bruni l’étroitepierre,

Et sous le vert tissu de la ronce et dulierre

On distingue… un sceptre brisé !

Ici gît… point de nom !… demandez à laterre !

Ce nom ? il est inscrit en sanglantcaractère

Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar,

Sur le bronze et le marbre, et sur le sein desbraves,

Et jusque dans le cœur de ces troupeauxd’esclaves

Qu’il foulait tremblants sous son char.

Depuis ces deux grands noms qu’un siècle ausiècle annonce,

Jamais nom qu’ici-bas toute langueprononce

Sur l’aile de la foudre aussi loin nevola.

Jamais d’aucun mortel le pied qu’un souffleefface

N’imprima sur la terre une plus fortetrace,

Et ce pied s’est arrêté la !…

Il est là !… sous trois pas un enfant lemesure !

Son ombre ne rend pas même un légermurmure !

Le pied d’un ennemi foule en paix soncercueil !

Sur ce front foudroyant le moucheronbourdonne,

Et son ombre n’entend que le bruitmonotone

D’une vague contre un écueil !

Ne crains rien, cependant, ombre encoreinquiète,

Que je vienne outrager ta majesté muette.

Non. La lyre aux tombeaux n’a jamaisinsulté.

La mort fut de tout temps l’asile de lagloire.

Rien ne doit jusqu’ici poursuivre unemémoire.

Rien !… excepté la vérité !

Ta tombe et ton berceau sont couverts d’unnuage,

Mais pareil à l’éclair tu sortis d’unorage !

Tu foudroyas le monde avant d’avoir unnom !

Tel ce Nil dont Memphis boit les vaguesfécondes

Avant d’être nommé fait bouillonner sesondes

Aux solitudes de Memnom.

Les dieux étaient tombés, les trônes étaientvides ;

La victoire te prit sur ses ailes rapides

D’un peuple de Brutus la gloire te fitroi !

Ce siècle, dont l’écume entraînait dans sacourse

Les mœurs, les rois, les dieux… refoulé verssa source,

Recula d’un pas devant toi !

Tu combattis l’erreur sans regarder lenombre ;

Pareil au fier Jacob tu luttas contre uneombre !

Le fantôme croula sous le poids d’unmortel !

Et, de tous ses grands noms profanateursublime,

Tu jouas avec eux, comme la main du crime

Avec les vases de l’autel.

Ainsi, dans les accès d’un impuissantdélire

Quand un siècle vieilli de ses mains sedéchire

En jetant dans ses fers un cri de liberté,

Un héros tout à coup de la poudre s’élève,

Le frappe avec son sceptre… il s’éveille, etle rêve

Tombe devant la vérité !

Ah ! si rendant ce sceptre à ses mainslégitimes,

Plaçant sur ton pavois de royalesvictimes,

Tes mains des saints bandeaux avaient lavél’affront !

Soldat vengeur des rois, plus grand que cesrois même,

De quel divin parfum, de quel pur diadème

L’histoire aurait sacré ton front !

Gloire ! honneur ! liberté !ces mots que l’homme adore,

Retentissaient pour toi comme l’airainsonore

Dont un stupide écho répète au loin leson :

De cette langue en vain ton oreillefrappée

Ne comprit ici-bas que le cri de l’épée,

Et le mâle accord du clairon !

Superbe, et dédaignant ce que la terreadmire,

Tu ne demandais rien au monde, quel’empire !

Tu marchais !… tout obstacle était tonennemi !

Ta volonté volait comme ce trait rapide

Qui va frapper le but où le regard leguide,

Même à travers un cœur ami !

Jamais, pour éclaircir ta royaletristesse,

La coupe des festins ne te versal’ivresse ;

Tes yeux d’une autre pourpre aimaient às’enivrer !

Comme un soldat debout qui veille sous lesarmes,

Tu vis de la beauté le sourire ou leslarmes,

Sans sourire et sans soupirer !

Tu n’aimais que le bruit du fer, le crid’alarmes !

L’éclat resplendissant de l’aube sur tesarmes !

Et ta main ne flattait que ton légercoursier,

Quand les flots ondoyants de sa pâlecrinière

Sillonnaient comme un vent la sanglantepoussière,

Et que ses pieds brisaient l’acier !

Tu grandis sans plaisir, tu tombas sansmurmure !

Rien d’humain ne battait sous ton épaissearmure :

Sans haine et sans amour, tu vivais pourpenser :

Comme l’aigle régnant dans un cielsolitaire,

Tu n’avais qu’un regard pour mesurer laterre,

Et des serres pour l’embrasser !

…………………………

S’élancer d’un seul bond au char de lavictoire,

Foudroyer l’univers des splendeurs de sagloire,

Fouler d’un même pied des tribuns et desrois ;

Forger un joug trempé dans l’amour et lahaine,

Et faire frissonner sous le frein quil’enchaîne

Un peuple échappé de ses lois !

Être d’un siècle entier la pensée et lavie,

Émousser le poignard, découragerl’envie ;

Ébranler, raffermir l’univers incertain,

Aux sinistres clartés de ta foudre quigronde

Vingt fois contre les dieux jouer le sort dumonde,

Quel rêve ! et ce fut tondestin !…

Tu tombas cependant de ce sublimefaîte !

Sur ce rocher désert jeté par la tempête,

Tu vis tes ennemis déchirer tonmanteau !

Et le sort, ce seul dieu qu’adora tonaudace,

Pour dernière faveur t’accorda cet espace

Entre le trône et le tombeau !

Oh ! qui m’aurait donné d’y sonder tapensée,

Lorsque le souvenir de te grandeur passée

Venait, comme un remords, t’assaillir loin dubruit !

Et que, les bras croisés sur ta largepoitrine,

Sur ton front chauve et nu, que la penséeincline,

L’horreur passait comme la nuit !

Tel qu’un pasteur debout sur la riveprofonde

Voit son ombre de loin se prolonger surl’onde

Et du fleuve orageux suivre en flottant lecours ;

Tel du sommet désert de ta grandeursuprême,

Dans l’ombre du passé te recherchanttoi-même,

Tu rappelais tes anciens jours !

Ils passaient devant toi comme des flotssublimes

Dont l’œil voit sur les mers étinceler lescimes,

Ton oreille écoutait leur bruitharmonieux !

Et, d’un reflet de gloire éclairant tonvisage,

Chaque flot t’apportait une brillanteimage

Que tu suivais longtemps des yeux !

Là, sur un pont tremblant tu défiais lafoudre !

Là, du désert sacré tu réveillais lapoudre !

Ton coursier frissonnait dans les flots duJourdain !

Là, tes pas abaissaient une cimeescarpée !

Là, tu changeais en sceptre une invincibleépée !

Ici… Mais quel effroi soudain ?

Pourquoi détournes-tu ta paupièreéperdue ?

D’où vient cette pâleur sur ton frontrépandue ?

Qu’as-tu vu tout à coup dans l’horreur dupassé ?

Est-ce d’une cité la ruine fumante ?

Ou du sang des humains quelque plaineécumante ?

Mais la gloire a tout effacé.

La gloire efface tout !… tout excepté lecrime !

Mais son doigt me montrait le corps d’unevictime ;

Un jeune homme ! un héros, d’un sang purinondé !

Le flot qui l’apportait, passait, passait,sans cesse ;

Et toujours en passant la vague vengeresse

Lui jetait le nom de Condé !…

Comme pour effacer une tache livide,

On voyait sur son front passer sa mainrapide ;

Mais la trace du sang sous son doigtrenaissait !

Et, comme un sceau frappé par une mainsuprême,

La goutte ineffaçable, ainsi qu’undiadème,

Le couronnait de son forfait !

C’est pour cela, tyran ! que ta gloireternie

Fera par ton forfait douter de tongénie !

Qu’une trace de sang suivra partout tonchar !

Et que ton nom, jouet d’un éternel orage,

Sera par l’avenir ballotté d’âge en âge

Entre Marius et César !

…………………………

Tu mourus cependant de la mort duvulgaire,

Ainsi qu’un moissonneur va chercher sonsalaire,

Et dort sur sa faucille avant d’êtrepayé !

Tu ceignis en mourant ton glaive sur tacuisse,

Et tu fus demander récompense ou justice

Au dieu qui t’avait envoyé !

On dit qu’aux derniers jours de sa longueagonie,

Devant l’éternité seul avec son génie,

Son regard vers le ciel parut sesoulever !

Le signe rédempteur toucha son frontfarouche !…

Et même on entendit commencer sur sabouche

Un nom !… qu’il n’osaitachever !

Achève… C’est le dieu qui règne et quicouronne !

C’est le dieu qui punit ! c’est le dieuqui pardonne !

Pour les héros et nous il a des poidsdivers !

Parle-lui sans effroi ! lui seul peut tecomprendre !

L’esclave et le tyran ont tous un compte àrendre,

L’un du sceptre, l’autre des fers !

…………………………

Son cercueil est fermé ! Dieu l’ajugé ! Silence !

Son crime et ses exploits pèsent dans labalance :

Que des faibles mortels la main n’y toucheplus !

Qui peut sonder, Seigneur, ta clémenceinfinie ?

Et vous, fléaux de Dieu ! qui sait si legénie

N’est pas une de vos vertus ?…

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