Méditations poétiques

XIX – LA LIBERTÉ, OU UNE NUIT À ROME

À Eli…, Duch. de Dev…

Comme l’astre adouci de l’antique Élysée,

Sur les murs dentelés du sacré Colysée,

L’astre des nuits, perçant des nuagesépars,

Laisse dormir en paix ses longs et douxregards,

Le rayon qui blanchit ses vastes flancs depierre,

En glissant à travers les pans flottants dulierre,

Dessine dans l’enceinte un lumineuxsentier ;

On dirait le tombeau d’un peuple toutentier,

Où la mémoire, errante après des jours sansnombre,

Dans la nuit du passé viendrait chercher uneombre.

Ici, de voûte en voûte élevé dans lescieux,

Le monument debout défie encor lesyeux ;

Le regard égaré dans ce dédale oblique,

De degrés en degrés, de portique enportique,

Parcourt en serpentant ce lugubre désert,

Fuit, monte, redescend, se retrouve et seperd.

Là, comme un front penché sous le poids desannées,

La ruine, abaissant ses voûtes inclinées,

Tout à coup se déchire en immenseslambeaux,

Pend comme un noir rocher sur l’abîme deseaux ;

Ou des vastes hauteurs de son faîtesuperbe

Descendant par degrés jusqu’au niveau del’herbe,

Comme un coteau qui meurt sous les fleurs duvallon,

Vient mourir à nos pieds sur des lits degazon.

Sur les flancs décharnés de ces sombrescollines,

Des forêts dans les airs ont jeté leursracines :

Là, le lierre jaloux de l’immortalité,

Triomphe en possédant ce que l’homme aquitté ;

Et pareil à l’oubli, sur ces murs qu’ilenlace,

Monte de siècle en siècle aux sommets qu’ilefface.

Le buis, l’if immobile, et l’arbre destombeaux,

Dressent en frissonnant leurs funèbresrameaux,

Et l’humble giroflée, aux lambrissuspendue,

Attachant ses pieds d’or dans la pierrefendue,

Et balançant dans l’air ses longs rameauxflétris,

Comme un doux souvenir fleurit sur desdébris.

Aux sommets escarpés du fronton solitaire,

L’aigle à la frise étroite a suspendu sonaire :

Au bruit sourd de mes pas, qui troublent sonrepos,

Il jette un cri d’effroi, grossi par milleéchos,

S’élance dans le ciel, en redescend,s’arrête,

Et d’un vol menaçant plane autour de matête.

Du creux des monuments, de l’ombre desarceaux,

Sortent en gémissant de sinistresoiseaux :

Ouvrant en vain dans l’ombre une ardenteprunelle,

L’aveugle amant des nuits bat les murs de sonaile ;

La colombe, inquiète à mes pas indiscrets,

Descend, vole et s’abat de cyprès encyprès,

Et sur les bords brisés de quelque urneisolée,

Se pose en soupirant comme une âme exilée.

Les vents, en s’engouffrant sous ces vastesdébris,

En tirent des soupirs, des hurlements, descris :

On dirait qu’on entend le torrent desannées

Rouler sous ces arceaux ses vaguesdéchaînées,

Renversant, emportant, minant de jours enjours

Tout ce que les mortels ont bâti sur soncours.

Les nuages flottants dans un ciel clair etsombre,

En passant sur l’enceinte y font courir leurombre,

Et tantôt, nous cachant le rayon qui nousluit,

Couvrent le monument d’une profonde nuit,

Tantôt, se déchirant sous un soufflerapide,

Laissent sur le gazon tomber un jourlivide,

Qui, semblable à l’éclair, montre à l’œilébloui

Ce fantôme debout du siècle évanoui ;

Dessine en serpentant ses formes mutilées,

Les cintres verdoyants des archesécroulées,

Ses larges fondements sous nos pasentrouverts,

Et l’éternelle croix qui, surmontant lefaîte,

Incline comme un mât battu par la tempête.

Rome ! te voilà donc ! Ô mère desCésars !

J’aime à fouler aux pieds tes monumentsépars ;

J’aime à sentir le temps, plus fort que tamémoire,

Effacer pas à pas les traces de tagloire !

L’homme serait-il donc de ses œuvresjaloux ?

Nos monuments sont-ils plus immortels quenous ?

Égaux devant le temps, non, ta ruineimmense

Nous console du moins de notre décadence.

J’aime, j’aime à venir rêver sur cetombeau,

À l’heure où de la nuit le lugubreflambeau

Comme l’œil du passé, flottant sur desruines,

D’un pâle demi-deuil revêt tes septcollines,

Et, d’un ciel toujours jeune éclaircissantl’azur,

Fait briller les torrents sur les flancs deTibur.

Ma harpe, qu’en passant l’oiseau des nuitseffleure,

Sur tes propres débris te rappelle et tepleure,

Et jette aux flots du Tibre un cri deliberté,

Hélas ! par l’écho même à peinerépété.

« Liberté ! nom sacré, profané par cetâge,

J’ai toujours dans mon cœur adoré tonimage,

Telle qu’aux jours d’Émile et de Léonidas,

T’adorèrent jadis le Tibre etl’Eurotas ;

Quand tes fils se levant contre latyrannie,

Tu teignais leurs drapeaux du sang deVirginie,

Ou qu’à tes saintes lois glorieux d’obéir,

Tes trois cents immortels s’embrassaient pourmourir ;

Telle enfin que d’Uri prenant ton volsublime,

Comme un rapide éclair qui court de cime encime,

Des rives du Léman aux rochersd’Appenzell,

Volant avec la mort sur la flèche de Tell,

Tu rassembles tes fils errants sur lesmontagnes,

Et, semblable au torrent qui fond sur leurscampagnes

Tu purges à jamais d’un peupled’oppresseurs

Ces champs où tu fondas ton règne sur lesmœurs !

« Alors !… mais aujourd’hui, pardonne àmon silence ;

Quand ton nom, profané par l’infâmelicence,

Du Tage à l’Éridan épouvantant les rois,

Fait crouler dans le sang les trônes et leslois ;

Détournant leurs regards de ce culteadultère,

Tes purs adorateurs, étrangers sur laterre,

Voyant dans ces excès ton saint nom seflétrir,

Ne le prononcent plus… de peur del’avilir.

Il fallait t’invoquer, quand un tyransuperbe

Sous ses pieds teints de sang nous foulercomme l’herbe,

En pressant sur son cœur le poignard deCaton.

Alors il était beau de confesser tonnom :

La palme des martyrs couronnait tesvictimes,

Et jusqu’à leurs soupirs, tout leur était descrimes.

L’univers cependant, prosterné devant lui,

Adorait, ou tremblait !… L’univers,aujourd’hui,

Au bruit des fers brisés en sursaut seréveille.

Mais, qu’entends-je ? et quels cris ontfrappé mon oreille ?

Esclaves et tyrans, opprimés, oppresseurs,

Quand tes droits ont vaincu, s’offrent pourtes vengeurs ;

Insultant sans péril la tyrannie absente,

Ils poursuivent partout son ombrerenaissante ;

Et, de la vérité couvrant la faible voix,

Quand le peuple est tyran, ils insultent auxrois.

Tu règnes cependant sur un siècle quit’aime,

Liberté ; tu n’as rien à craindre quetoi-même.

Sur la pente rapide où roule en paix tonchar,

Je vois mille Brutus… mais où donc estCésar ? »

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