Méditations poétiques

VII – LE DÉSESPOIR.

Lorsque du Créateur la parole féconde

Dans une heure fatale eut enfanté le monde

Des germes du chaos,

De son œuvre imparfaite il détourna saface,

Et, d’un pied dédaigneux le lançant dansl’espace,

Rentra dans son repos.

« Va, dit-il, je te livre à ta propremisère ;

Trop indigne à mes yeux d’amour ou decolère,

Tu n’es rien devant moi :

Roule au gré du hasard dans les déserts duvide ;

Qu’à jamais loin de moi le Destin soit tonguide,

Et le Malheur ton roi ! »

Il dit. Comme un vautour qui plonge sur saproie,

Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe dejoie,

Un long gémissement ;

Et, pressant l’univers dans sa serrecruelle,

Embrasse pour jamais de sa rage éternelle

L’éternel aliment.

Le mal dès lors régna dans son immenseempire ;

Dès lors tout ce qui pense et tout ce quirespire

Commença de souffrir ;

Et la terre, et le ciel, et l’âme, et lamatière,

Tout gémit ; et la voix de la natureentière

Ne fut qu’un long soupir.

Levez donc vos regards vers les célestesplaines ;

Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dansvos peines

Ce grand consolateur :

Malheureux ! sa bonté de son œuvre estabsente :

Vous cherchez votre appui ? l’universvous présente

Votre persécuteur.

De quel nom te nommer, ô fatalepuissance ?

Qu’on t’appelle Destin, Nature,Providence,

Inconcevable loi ;

Qu’on tremble sous ta main, ou bien qu’on lablasphème,

Soumis ou révolté, qu’on te craigne ou qu’ont’aime ;

Toujours, c’est toujours toi !

Hélas ! ainsi que vous j’invoquail’Espérance ;

Mon esprit abusé but avec complaisance

Son philtre empoisonneur :

C’est elle qui, poussant nos pas dans lesabîmes,

De festons et de fleurs couronne lesvictimes

Qu’elle livre au Malheur.

Si du moins au hasard il décimait leshommes,

Ou si sa main tombait sur tous tant que noussommes

Avec d’égales lois !

Mais les siècles ont vu les âmesmagnanimes,

La beauté, le génie, ou les vertussublimes,

Victimes de son choix.

Tel, quand des dieux de sang voulaient ensacrifices

Des troupeaux innocents les sanglantesprémices

Dans leurs temples cruels,

De cent taureaux choisis on formaitl’hécatombe,

Et l’agneau sans souillure, ou la blanchecolombe

Engraissaient leurs autels.

Créateur tout-puissant, principe de toutêtre,

Toi pour qui le possible existe avant denaître,

Roi de l’immensité,

Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,

Puiser pour tes enfants le bonheur et lavie

Dans ton éternité.

Sans t’épuiser jamais, sur toute la nature

Tu pouvais à longs flots répandre sansmesure

Un bonheur absolu :

L’espace, le pouvoir, le temps, rien ne tecoûte.

Ah ! ma raison frémit, tu le pouvais sansdoute,

Tu ne l’as pas voulu.

Quel crime avons-nous fait pour mériter denaître ?

L’insensible néant t’a-t-il demandél’être,

Ou l’a-t-il accepté ?

Sommes-nous, ô hasard, l’œuvre de tescaprices ?

Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nossupplices

Pour ta félicité ?

Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’ilaime,

Soupirs, gémissements, larmes, sanglots,blasphème,

Plaisirs, concerts divins ;

Cris du sang, voix des morts, plaintesinextinguibles,

Montez, allez frapper les voûtesinsensibles

Du palais des destins !

Terre, élève ta voix ; cieux,répondez ; abîmes,

Noir séjour où la mort entasse sesvictimes,

Ne formez qu’un soupir !

Qu’une plainte éternelle accuse la nature,

Et que la douleur donne à toute créature

Une voix pour gémir !

Du jour où la nature, au néant arrachée,

S’échappa de tes mains comme une œuvreébauchée,

Qu’as-tu vu cependant ?

Aux désordres du mal la matière asservie,

Toute chair gémissant, hélas ! et toutevie

Jalouse du néant.

Des éléments rivaux les luttesintestines ;

Le Temps, qui flétrit tout, assis sur lesruines

Qu’entassèrent ses mains,

Attendant sur le seuil tes œuvreséphémères ;

Et la mort étouffant, dès le sein de leursmères,

Les germes des humains !

La vertu succombant sous l’audace impunie,

L’imposture en honneur, la véritébannie ;

L’errante liberté

Aux dieux vivants du monde offerte ensacrifice ;

Et la force, partout, fondant del’injustice

Le règne illimité !

La valeur sans les dieux décidant lesbatailles !

Un Caton, libre encor, déchirant sesentrailles

Sur la foi de Platon ;

Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu’ilaime,

Doute au dernier moment de cette vertumême,

Et dit : « Tu n’es qu’unnom !… »

La fortune toujours du parti des grandscrimes ;

Les forfaits couronnés devenuslégitimes ;

La gloire au prix du sang ;

Les enfants héritant l’iniquité despères ;

Et le siècle qui meurt racontant sesmisères

Au siècle renaissant !

Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits,de supplices,

N’ont-ils pas fait fumer d’assez desacrifices

Tes lugubres autels ?

Ce soleil, vieux témoin des malheurs de laterre,

Ne fera-t-il pas naître un seul jour quin’éclaire

L’angoisse des mortels ?

Héritiers des douleurs, victimes de lavie,

Non, non, n’espérez pas que sa rageassouvie

Endorme le Malheur,

Jusqu’à ce que la Mort, ouvrant son aileimmense,

Engloutisse à jamais dans l’éternelsilence

L’éternelle douleur !

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