Méditations poétiques

II – SAPHO

L’aurore se levait, la mer battait laplage ;

Ainsi parla Sapho debout sur le rivage,

Et près d’elle, à genoux, les filles deLesbos

Se penchaient sur l’abîme et contemplaient lesflots :

Fatal rocher, profond abîme !

Je vous aborde sans effroi !

Vous allez à Vénus dérober savictime :

J’ai méconnu l’amour, l’amour punit moncrime.

Ô Neptune ! tes flots seront plus douxpour moi !

Vois-tu de quelles fleurs j’ai couronné matête ?

Vois : ce front, si longtemps chargé demon ennui,

Orné pour mon trépas comme pour une fête,

Du bandeau solennel étincelleaujourd’hui !

On dit que dans ton sein… mais je ne puis lecroire !

On échappe au courroux de l’implacableAmour ;

On dit que, par tes soins, si l’on renaît aujour,

D’une flamme insensée on y perd lamémoire !

Mais de l’abîme, ô dieu ! quel que soitle secours,

Garde-toi, garde-toi de préserver mesjours !

Je ne viens pas chercher dans tes ondespropices

Un oubli passager, vain remède à mesmaux !

J’y viens, j’y viens trouver le calme destombeaux !

Reçois, ô roi des mers, mes joyeuxsacrifices !

Et vous, pourquoi ces pleurs ? pourquoices vains sanglots ?

Chantez, chantez un hymne, ô vierges deLesbos !

Importuns souvenirs, me suivrez-vous sanscesse ?

C’était sous les bosquets du temple deVénus ;

Moi-même, de Vénus insensible prêtresse,

Je chantais sur la lyre un hymne à ladéesse :

Aux pieds de ses autels, soudain jet’aperçus !

Dieux ! quels transports nouveaux !ô dieux ! comment décrire

Tous les feux dont mon sein se remplit à lafois ?

Ma langue se glaça, je demeurais sansvoix,

Et ma tremblante main laissa tomber malyre !

Non : jamais aux regards de l’ingrateDaphné

Tu ne parus plus beau, divin fils deLatone ;

Jamais le thyrse en main, de pamprescouronné,

Le jeune dieu de l’Inde, en triomphetraîné,

N’apparut plus brillant aux regardsd’Érigone.

Tout sortit… de lui seul je me souvins,hélas !

Sans rougir de ma flamme, en tout temps, àtoute heure,

J’errais seule et pensive autour de sademeure.

Un pouvoir plus qu’humain m’enchaînait sur sespas !

Que j’aimais à le voir, de la fouleenivrée,

Au gymnase, au théâtre, attirer tous lesyeux,

Lancer le disque au loin, d’une mainassurée,

Et sur tous ses rivaux l’emporter dans nosjeux !

Que j’aimais à le voir, penché sur lacrinière

D’un coursier de l’Élide aussi prompt que lesvents,

S’élancer le premier au bout de lacarrière,

Et, le front couronné, revenir à paslents !

Ah ! de tous ses succès, que mon âmeétait fière !

Et si de ce beau front de sueur humecté

J’avais pu seulement essuyer la poussière…

Ô dieux ! j’aurais donné tout, jusqu’à mabeauté,

Pour être un seul instant ou sa sœur ou samère !

Vous, qui n’avez jamais rien pu pour monbonheur !

Vaines divinités des rives du Permesse,

Moi-même, dans vos arts, j’instruisis sajeunesse ;

Je composai pour lui ces chants pleins dedouceur,

Ces chants qui m’ont valu les transports de laGrèce :

Ces chants, qui des Enfers fléchiraient larigueur,

Malheureuse Sapho ! n’ont pu fléchir soncœur,

Et son ingratitude a payé tatendresse !

Redoublez vos soupirs ! redoublez vossanglots !

Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles deLesbos !

Si l’ingrat cependant s’était laissétoucher !

Si mes soins, si mes chants, si mes tropfaibles charmes

À son indifférence avaient pul’arracher !

S’il eût été du moins attendri par meslarmes !

Jamais pour un mortel, jamais la main desdieux

N’aurait filé des jours plus doux, plusglorieux !

Que d’éclat cet amour eût jeté sur savie !

Ses jours à ces dieux même auraient pu faireenvie !

Et l’amant de Sapho, fameux dansl’univers,

Aurait été, comme eux, immortel dans mesvers !

C’est pour lui que j’aurais, sur tes autelspropices,

Fait fumer en tout temps l’encens dessacrifices,

Ô Vénus ! c’est pour lui que j’auraisnuit et jour

Suspendu quelque offrande aux autels del’Amour !

C’est pour lui que j’aurais, durant les nuitsentières

Aux trois fatales sœurs adressé mesprières !

Ou bien que, reprenant mon luth mélodieux,

J’aurais redit les airs qui lui plaisaient lemieux !

Pour lui j’aurais voulu dans les jeuxd’Ionie

Disputer aux vainqueurs les palmes dugénie !

Que ces lauriers brillants à mon orgueilofferts

En les cueillant pour lui m’auraient été pluschers !

J’aurais mis à ses pieds le prix de mavictoire,

Et couronné son front des rayons de magloire.

Souvent à la prière abaissant mon orgueil,

De ta porte, ô Phaon ! j’allais baiser leseuil.

Au moins, disais-je, au moins, si ta rigueurjalouse

Me refuse à jamais ce doux titre d’épouse,

Souffre, ô trop cher enfant, que Sapho, prèsde toi,

Esclave si tu veux, vive au moins sous taloi !

Que m’importe ce nom et cetteignominie !

Pourvu qu’à tes côtés je consume mavie !

Pourvu que je te voie, et qu’à mon dernierjour

D’un regard de pitié tu plaignes tantd’amour !

Ne crains pas mes périls, ne crains pas mafaiblesse ;

Vénus égalera ma force à ma tendresse.

Sur les flots, sur la terre, attachée à tespas,

Tu me verras te suivre au milieu descombats ;

Tu me verras, de Mars affrontant la furie,

Détourner tous les traits qui menacent tavie,

Entre la mort et toi toujours prompte àcourir…

Trop heureuse pour lui si j’avais pumourir !

« Lorsque enfin, fatigué des travaux deBellone,

« Sous la tente au sommeil ton âmes’abandonne,

« Ce sommeil, ô Phaon ! qui n’est plusfait pour moi,

« Seule me laissera veillant autour detoi !

« Et si quelque souci vient rouvrir tapaupière,

« Assise à tes côtés durant la nuitentière,

« Mon luth sur mes genoux soupirant monamour,

« Je charmerai ta peine en attendant lejour !

Je disais ; et les vents emportaient maprière !

L’écho répétait seul ma plaintesolitaire ;

Et l’écho seul encor répond à messanglots !

Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles deLesbos !

Toi qui fus une fois mon bonheur et magloire !

Ô lyre ! que ma main fit résonner pourlui,

Ton aspect que j’aimais m’importuneaujourd’hui,

Et chacun de tes airs rappelle à mamémoire

Et mes feux, et ma honte, et l’ingrat qui m’afui !

Brise-toi dans mes mains, lyre à jamaisfuneste !

Aux autels de Vénus, dans ses sacrésparvis

Je ne te suspends pas ! que le courrouxcéleste

Sur ces flots orageux disperse tesdébris !

Et que de mes tourments nul vestige nereste !

Que ne puis-je de même engloutir dans cesmers

Et ma fatale gloire, et mes chants, et mesvers !

Que ne puis-je effacer mes traces sur laterre !

Que ne puis-je aux Enfers descendre toutentière !

Et, brûlant ces écrits où doit vivrePhaon,

Emporter avec moi l’opprobre de monnom !

Cependant si les dieux que sa rigueuroutrage

Poussaient en cet instant ses pas vers lerivage ?

Si de ce lieu suprême il pouvaits’approcher ?

S’il venait contempler sur le fatal rocher

Sapho, les yeux en pleurs, errante,échevelée,

Frappant de vains sanglots la rivedésolée,

Brûlant encor pour lui, lui pardonnant sonsort,

Et dressant lentement les apprêts de samort ?

Sans doute, à cet aspect, touché de monsupplice,

Il se repentirait de sa longueinjustice ?

Sans doute par mes pleurs se laissantdésarmer

Il dirait à Sapho : Vis encor pouraimer !

Qu’ai-je dit ? Loin de moi quelqueremords peut-être,

À défaut de l’amour, dans son cœur a punaître :

Peut-être dans sa fuite, averti par lesdieux,

Il frissonne, il s’arrête, il revient vers ceslieux ?

Il revient m’arrêter sur les bords del’abîme ;

Il revient !… il m’appelle… il sauve savictime !…

Oh ! qu’entends-je ?… écoutez… ducôté de Lesbos

Une clameur lointaine a frappé leséchos !

J’ai reconnu l’accent de cette voix sichère,

J’ai vu sur le chemin s’élever lapoussière !

Ô vierges ! regardez ! ne levoyez-vous pas

Descendre la colline et me tendre lesbras ?…

Mais non ! tout est muet dans la natureentière,

Un silence de mort règne au loin sur laterre :

Le chemin est désert !… je n’entends queles flots…

Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles deLesbos !

Mais déjà s’élançant vers les cieux qu’ilcolore

Le soleil de son char précipite le cours.

Toi qui viens commencer le dernier de mesjours,

Adieu dernier soleil ! adieu suprêmeaurore !

Demain du sein des flots vous jaillirezencore,

Et moi je meurs ! et moi je m’éteins pourtoujours !

Adieu champs paternels ! adieu doucecontrée !

Adieu chère Lesbos à Vénusconsacrée !

Rivage où j’ai reçu la lumière descieux !

Temple auguste où ma mère, aux jours de manaissance

D’une tremblante main me consacrant auxdieux,

Au culte de Vénus dévoua monenfance !

Et toi, forêt sacrée, où les filles duCiel,

Entourant mon berceau, m’ont nourri de leurmiel,

Adieu ! Leurs vains présents que levulgaire envie,

Ni des traits de l’Amour, ni des coups dudestin,

Misérable Sapho ! n’ont pu sauver tavie !

Tu vécus dans les pleurs, et tu meurs aumatin !

Ainsi tombe une fleur avant le tempsfanée !

Ainsi, cruel Amour, sous le couteaumortel,

Une jeune victime à ton temple amenée,

Qu’à ton culte en naissant le pâtre adestinée,

Vient tomber avant l’âge au pied de tonautel !

Et vous qui reverrez le cruel que j’adore

Quand l’ombre du trépas aura couvert mesyeux,

Compagnes de Sapho, portez-lui cesadieux !

Dites-lui… qu’en mourant je le nommaisencore !…

Elle dit. Et le soir, quittant le bord desflots,

Vous revîntes sans elle, ô vierges deLesbos !

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