XIII – LA RETRAITE.
À M. DE C***.
Aux bords de ton lac enchanté,
Loin des sots préjugés que l’erreurdéifie,
Couvert du bouclier de ta philosophie,
Le temps n’emporte rien de tafélicité ;
Ton matin fut brillant, et ma jeunesseenvie
L’azur calme et serein du beau soir de tavie.
Ce qu’on appelle nos beaux jours
N’est qu’un éclair brillant dans une nuitd’orage ;
Et rien, excepté nos amours,
N’y mérite un regret du sage.
Mais que dis-je ? on aime à toutâge :
Ce feu durable et doux, dans l’âmerenfermé,
Donne plus de chaleur en jetant moins deflamme ;
C’est le souffle divin dont tout l’homme estformé,
Il ne s’éteint qu’avec son âme.
Étendre son esprit, resserrer ses désirs,
C’est là le grand secret ignoré duvulgaire :
Tu le connais, ami ! cet heureux coin deterre
Renferme tes amours, tes goûts et tesplaisirs.
Tes vœux ne passent point ton champêtredomaine ;
Mais ton esprit plus vaste étend sonhorizon,
Et, du monde embrassant la scène,
Le flambeau de l’étude éclaire ta raison.
Tu vois qu’aux bords du Tibre, et du Nil et duGange,
En tous lieux, en tous temps, sous des masquesdivers,
L’homme partout est l’homme, et qu’en cetunivers
Dans un ordre éternel tout passe et rien nechange ;
Tu vois les nations s’éclipser tour à tour
Comme les astres dans l’espace ;
De mains en mains le sceptre passe ;
Chaque peuple a son siècle, et chaque homme ason jour.
Sujets à cette loi suprême,
Empire, gloire, liberté,
Tout est par le temps emporté :
Le temps emporta les dieux même
De la crédule antiquité,
Et ce que les mortels, dans leur orgueilextrême,
Osaient nommer la vérité !
Au milieu de ce grand nuage,
Réponds-moi, que fera le sage,
Toujours entre le doute et l’erreurcombattu ?
Content du peu de jours qu’il saisit aupassage,
Il se hâte d’en faire usage
Pour le bonheur et la vertu.
J’ai vu ce sage heureux ; dans ses bellesdemeures
J’ai goûté l’hospitalité :
À l’ombre du jardin que ses mains ontplanté,
Aux doux sons de sa lyre il endormait lesheures
En chantant sa félicité.
Soyez touché, grand Dieu, de sareconnaissance !
Il ne vous lasse point d’un inutilevœu ;
Gardez-lui seulement sa rustiqueopulence ;
Donnez tout à celui qui vous demande peu.
Des doux objets de sa tendresse
Qu’à son riant foyer toujours environné,
Sa femme et ses enfants couronnent savieillesse,
Comme de ses fruits mûrs un arbre estcouronné ;
Que sous l’or des épis ses collinesjaunissent ;
Qu’au pied de son rocher son lac soit toujourspur ;
Que de ses beaux jasmins les ombresépaississent ;
Que son soleil soit doux, que son ciel soitd’azur ;
Et que pour l’étranger toujours ses vinsmûrissent !
Pour moi, loin de ce port de la félicité,
Hélas ! par la jeunesse et l’espoiremporté,
Je vais tenter encore et les flots etl’orage ;
Mais, ballotté par l’onde et fatigué duvent,
Au pied de ton rocher sauvage,
Ami, je reviendrai souvent
Rattacher, vers le soir, ma barque à tonrivage.