Méditations poétiques

XVIII – RESSOUVENIR DU LAC LÉMAN.

À M. HUBER SALADIN.

1842.

Encor mal éveillé du plus brillant desrêves,

Au bruit lointain du lac qui dentelle tesgrèves,

Rentré sous l’horizon de mes modestescieux,

Pour revoir en dedans je referme les yeux,

Et devant mes regards flottent àl’aventure,

Avec des pans de ciel, des lambeaux denature !

Si Dieu brisait ce globe en confuséléments,

Devant sa face ainsi passeraient sesfragments…

De grands golfes d’azur, où de rêveusesvoiles,

Répercutant le jour sur leurs ailes detoiles,

Passent d’un bord à l’autre, avec les blondstroupeaux,

Les foins fauchés d’hier qui trempent dans leseaux ;

Des monts aux verts gradins que la collineétage,

Qui portent sur leurs flancs les toits dublanc village,

Ainsi qu’un fort pasteur porte, en montant auxbois,

Un chevreau sous son bras sans en sentir lepoids ;

Plus haut, les noirs sapins, mousse desprécipices,

Et les grands prés tachés d’éclatantesgénisses,

Et les chalets perdus pendant tout un été

Sur les derniers sommets de ce globehabité,

Où le regard, épris des hauteurs qu’ilaffronte,

S’élève avec l’amour, soupir qui toujoursmonte !…

Désert où l’homme errant, pour leur lait etleur miel,

Trouve la liberté qu’il rapporta duciel !…

Par-dessus ces sommets la neige blanche ourose,

Fleur que l’été conserve et que la nuearrose ;

Les glaciers suspendus, océans congelés,

Pour la soif des vallons tour à tourdistillés ;

Dans l’abîme assourdi l’avalanche quiplonge ;

Et sous la main de Dieu pressés comme uneéponge,

Noyés dans son soleil, fondus à sa lueur,

Ces grands fronts de la terre exprimant sasueur !…

Je vois blanchir d’ici, dans les sombresvallées,

Des torrents de poussière et des ondesailées ;

Leur sourd mugissement tonne si loin demoi,

Que je n’entends plus rien du fracas que jevoi !

…………………………

Flèche d’eau du sommet dans le gouffrelancée,

La cascade en sifflant éblouit mapensée ;

Comme un lambeau de voile arraché par levent,

Elle claque au rocher, rejaillit enpleuvant,

Et tombe en pétillant sur le granit quifume

Comme un feu de bois vert que le pasteurallume.

À peine reste-t-il assez de ses vapeurs

Pour qu’un pâle arc-en-ciel y trempe sescouleurs

Et flotte quelque temps sur cette onde enfumée,

Comme sur un nom mort un peu derenommée !…

…………………………

Notre barque s’endort, ô Thoune ! sur tamer,

Dont l’écume à la main ne laisse riend’amer ;

De tes flots, bleu miroir, ces Alpes sont ladune.

Il est nuit ; sur ta lame on voit nagerla lune :

Elle fait ruisseler sur son sentierchangeant

Les mailles de cristal de son filetd’argent,

Et regarde, à l’écart des bords d’un autremonde,

Les étoiles ses sœurs se baigner dans tononde.

Son disque, épanoui de noyer en noyer,

De l’ondoiement des flots, pour nous, sembleondoyer ;

Chaque arbre tour à tour la dévoile ou lacache.

D’un côté de l’esquif notre ombre étend satache,

Et de l’autre les monts, leurs neiges, leursglaçons,

Plongent dans le sillage avec leurs blancsfrissons !

Diamant colossal enchâssé d’émeraudes,

Et le front rayonnant d’auréoles pluschaudes,

La rêveuse Yungfrau de son vert piédestal

Déploie au vent des nuits sa robe decristal…

À ce divin tableau, la rame lente oublie

De frapper sous le bord la vaguerecueillie ;

On n’entend que le bruit des blanches perlesd’eau

Qui retombent au lac des deux flancs dubateau,

Et le doux renflement d’un flot qui sesoulève,

Sons inarticulés d’eau qui dort et quirêve !…

Ô poétique mer ! il est dans cetesquif

Plus d’un cœur qui comprend ton murmureplaintif ;

Qui, sous l’impression dont ta scènel’inonde,

Pour soulever un sein, s’enfle comme tononde,

S’ouvre pour réfléchir, à l’alpestreclarté,

La nature, son Dieu, l’amour, laliberté ;

Et, ne pouvant parler sous le poids qui lecharme,

Répand le dernier fond de toute âme… unelarme !

Huber ! heureux enfant de ces tribus deTell,

Que Dieu plaça plus près des Alpes, sonautel !

Des splendeurs de ces monts doux et fierinterprète,

Âme de citoyen dans un cœur depoëte !

Voilà donc ces sommets et ces lacs étoilés

Devant nos yeux ravis par ta maindévoilés !

Voilà donc ces rochers à qui ton amourcrie

Le plus beau nom de l’homme à la terre :« Ô patrie !… »

Ah ! tu tiens à ce ciel par un doublelien :

Qui chérit la nature est deux foiscitoyen !

Mais tu dis, dans l’orgueil de ta fièretendresse :

« Ces monts sont trop bornés pour l’amourqui m’oppresse :

On voit la liberté sur leurs flancsresplendir ;

Mais, pour l’adorer plus, je voudraisl’agrandir.

N’être qu’un poids léger de l’immenseéquilibre,

C’est être respecté, ce n’est pas êtrelibre :

Dans sa force tout droit doit porter saraison.

Un grand peuple à ses pieds veut un grandhorizon !

Si la pitié des rois nous épargnel’offense,

Le dédain des tyrans n’est pasl’indépendance ;

Il faut contempler par masse et non parfractions,

Pour jouer dans ce siècle au jeu desnations.

La Suisse est l’oasis de mon âmeattendrie ;

J’y chéris mon berceau, j’y cherche unepatrie !… »

Adore ton pays et ne l’arpente pas.

Ami, Dieu n’a pas fait les peuples aucompas :

L’âme est tout ; quel que soit l’immenseflot qu’il roule,

Un grand peuple sans âme est une vastefoule !

Du sol qui l’enfanta la sainte passion

D’un essaim de pasteurs fait unenation ;

Une goutte de sang dont la gloire tienttrace

Teint pour l’éternité le drapeau d’unerace !

N’en est-il pas assez sur la flèche deTell

Pour rendre son ciel libre et son peupleimmortel ?

Sparte vit trois cents ans d’un seul jourd’héroïsme.

La terre se mesure au seul patriotisme.

Un pays ? c’est un homme, une gloire, uncombat !

Zurich ou Marathon, Salamine ouMorat !

La grandeur de la terre est d’être ainsichérie :

Le Scythe a des déserts, le Grec unepatrie !…

Autour d’un groupe épars de montagnes,d’îlots,

Promontoires noyés dans les brumes desflots,

Avec son sang versé d’une héroïque artère,

Léonidas mourant écrit du doigt sur terre

Des titres de vertu, d’amour, de liberté,

Qui lèguent un pays à l’immortalité !

Qu’importe sa surface ? un jour, cettecolline

Sera le Parthénon, et ces flotsSalamine !

Vous les avez écrits, ces titres et cesdroits,

Sur un granit plus sûr que les chartes desrois !

Mais ce n’est plus le glaive, Huber, c’est lapensée,

Par qui des nations la force est balancée.

Le règne de l’esprit est à la fin venu.

Plus d’autres boucliers ! l’homme combatà nu.

La conquête brutale est l’erreur de lagloire.

Tu l’as vu, nos exploits font pleurer notrehistoire.

De triomphe en triomphe, un ingratconquérant

A rétréci le sol qui l’avait fait sigrand !…

Il faut qu’avec l’effort de l’orgueil ensouffrance

Le génie et la paix reconquièrent laFrance,

Et que nos vérités, de leurs plus beauxrayons,

Dérobent notre épée à l’œil des nations,

Ainsi qu’Harmodius sous un faisceau derose

Cachait le saint poignard altéré d’autrechose !

Les serviteurs du monde en sont les seulshéros :

Où naquit un grand homme, un empire estéclos.

La terre qui l’enfante, illustrée etbénie,

Monte de son niveau, grandit de songénie :

Il conquiert à son nom tout ce qui lecomprend.

Ô Léman, à ce titre es-tu donc trop peugrand ?

Jamais Dieu versa-t-il sur sa terrechoisie,

De sa corne de dons, d’amour, de poésie,

Plus de noms immortels, sonores,éclatants,

Que ceux dont tu grossis le bruit lointain dutemps ?

L’amour, la liberté, ces alcyons du monde,

Combien de fois ont-ils pris leur vol sur tononde,

Ou confié leur nid à tes flotstransparents ?

Je vois d’ici verdir les pentes deClarens,

Des rêves de Rousseau fantastiquesroyaumes,

Plus réels, plus peuplés de ses vivantsfantômes

Que si vingt nations sans gloire et sansamour

Avaient creusé mille ans leurs lits dans ceséjour :

Tant l’idée est puissante à créer sapatrie !

Voilà ces prés, ces eaux, ces rocs deMeillerie,

Ces vallons suspendus dans le ciel duValais,

Ces soleils scintillants sur le bois deschalets,

Où, des simples des champs en cueillant ledictame,

Dans leur plus frais parfum il aspira sonâme !

Aussi le souvenir de ces félicités

Le suivit-il toujours dans l’ombre descités.

Ses pieds rampants gardaient l’odeur desfeuilles

Son premier ciel brillait jusqu’au fond de sesfautes,

Comme une eau de cascade, en perdant sablancheur,

Roule à l’Arve glacé sa premièrefraîcheur.

…………………………

Voltaire ! quel que soit le nom dont onle nomme,

C’est un cycle vivant, c’est un siècle faithomme !

Pour fixer de plus haut le jour de laraison,

Son œil d’aigle et de lynx choisit tonhorizon ;

Heureux si, sur ces monts où Dieu luitdavantage,

Il eût vu plus de ciel à travers lenuage !

…………………………

Byron, comme un lutteur fatigué du combat,

Pour saigner et mourir, sur tes rivess’abat ;

On dit que, quand les vents roulent ton ondeen poudre,

Sa voix est dans tes cris et son œil dans tafoudre.

Une plume du cygne enlevée à son flanc

Brille sur ta surface à côté du montBlanc !

…………………………

Mais mon âme, ô Coppet, s’envole sur tesrives,

Où Corinne repose au bruit des eauxplaintives.

En voyant ce tombeau sur le bord duchemin,

Ton front noble s’incline au nom du genrehumain.

Colombe de salut pour l’arche du génie,

Seule elle traversa la mer detyrannie !

Pendant que sous ses fers l’univers avili

Du front césarien étudiait le pli,

Ce petit coin de terre, oasis devengeance,

Protestait pour le siècle et pourl’intelligence :

Le poids du monde entier ne pouvaitassoupir,

Liberté, dans ce cœur ton extrêmesoupir !

Ce soupir d’une femme alluma le tonnerre

Qui foudroya d’en bas le Titan de laguerre ;

Il tomba sur son roc, par la haineemporté.

Vesta de la vengeance et de la liberté,

Sous les débris fumants de l’univers enflamme

On retrouva leurs feux immortels dans tonâme !…

Ah ! que d’autres, flatteurs d’unpopulaire orgueil,

Suivent leur servitude au fond d’un grandcercueil ;

Qu’imitant des Césars l’abjecte idolâtrie,

Pour socle d’une tombe ils couchent lapatrie,

Et, changeant un grand peuple en serviletroupeau,

Qu’ils lui fassent lécher la botte oule chapeau !

D’autres tyrans naîtront de ces larmesd’esclaves :

Diviniser le fer, c’est forger sesentraves !

Avilir les humains, ce n’est pas segrandir,

C’est éteindre le feu dont on veutresplendir,

C’est abaisser sous soi le sommet où l’onmonte,

C’est sculpter sa statue avec un bloc dehonte !

Si le banal encens qui brûle dans leursmains

Se mesure au mépris qu’on a fait deshumains,

Le colosse de fer dont ils fardentl’histoire

Avec plus de mépris aurait donc plus degloire ?

Plus bas, Séjans d’une ombre ! admirez àgenoux !

Il avait deviné des juges tels que vous.

Mais le temps est seul juge : ami,laissons-les faire ;

Qu’ils pétrissent du sang à ce dieu duvulgaire ;

Que tout rampe à ses pieds de bronze… exceptémoi !

Staël, à lui l’univers… mais cette larme àtoi !

…………………………

Huber, que ce grand nom, que ces ombres sichères

Agrandissent pour vous le pays de vospères !

Rebandez le vieil arc que son poidsdétendit :

On resserre le nœud quand le faisceaugrandit.

Dans le tronc fédéral concentrez mieux sasève ;

La tribu devient peuple et l’unitél’achève !

Que Genève à nos pieds ouvre son libreport :

La liberté du faible est la gloire dufort.

Que, sous les mille esquifs dont les eaux sontridées,

Palmyre européenne au confluent d’idées,

Elle voie en ses murs l’Ibère et leGermain

Échanger la pensée en se donnant lamain !

Nid d’aigles élevé sur toute tyrannie,

Qu’elle soit pour l’exil l’hospice dugénie,

Et que ces grands martyrs de l’immortalité

Lui payent d’un rayon sonhospitalité !

Pour moi, cygne d’hiver égaré sur tesplages,

Qui retourne affronter son ciel chargéd’orages,

Puissé-je quelquefois, dans ton cristalmouillé,

Retremper, ô Léman, mon plumagesouillé !

Puissé-je, comme hier, couché sur le présombre

Où les grands châtaigniers d’Évian penchentl’ombre,

Regarder sur ton sein la voile de pêcheur,

Triangle lumineux, découper sablancheur ;

Écouter attendri les gazouillements vagues

Que viennent à mes pieds balbutier tesvagues,

Et voir ta blanche écume, en brodant tescontours,

Monter, briller et fondre, ainsi que font nosjours !…

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