Méditations poétiques

LA MORT DE SOCRATE.

La vérité, c’est Dieu.

Le soleil, se levant aux sommets del’Hymette,

Du temple de Thésée illuminait le faîte,

Et, frappant de ses feux les murs duParthénon,

Comme un furtif adieu, glissait dans laprison ;

On voyait sur les mers une poupedorée[4],

Au bruit des hymnes saints, voguer vers lePirée,

Et c’était ce vaisseau dont le fatalretour

Devait aux condamnés marquer leur dernierjour ;

Mais la loi défendait qu’on leur ôtât lavie

Tant que le doux soleil éclairait l’Ionie,

De peur que ses rayons, aux vivantsdestinés,

Par des yeux sans regard ne fussentprofanés,

Ou que le malheureux, en fermant sapaupière,

N’eût à pleurer d’eux la vie et lalumière !

Ainsi l’homme exilé du champ de ses aïeux

Part avant que l’aurore ait éclairé lescieux !

* * *

Attendant le réveil du fils deSophronique,

Quelques amis en deuil erraient sous leportique[5],

Et sa femme, portant son fils sur sesgenoux,

Tendre enfant dont la main joue avec lesverrous,

Accusant la lenteur des geôliersinsensibles,

Frappait du front l’airain des portesinflexibles !

La foule inattentive au cri de sesdouleurs

Demandait en passant le sujet de sespleurs,

Et reprenant bientôt sa course suspendue,

Et dans les longs parvis par groupesrépandue,

Recueillait ces vains bruits dans le peuplesemés,

Parlait d’autels détruits et des dieuxblasphémés,

Et d’un culte nouveau corrompant lajeunesse,

Et de ce Dieu sans nom, étranger dans laGrèce !

C’était quelque insensé, quelque monstreodieux,

Quelque nouvel Oreste aveuglé par lesdieux,

Qu’atteignait à la fin la tardive justice,

Et que la terre au ciel devait ensacrifice !

Socrate ! et c’était toi qui, dans lesfers jeté,

Mourais pour la justice et pour lavérité !

* * *

Enfin de la prison les gonds bruyantsroulèrent ;

À pas lents, l’œil baissé, les amiss’écoulèrent :

Mais Socrate, jetant un regard sur lesflots,

Et leur montrant du doigt la voile versDélos :

« Regardez sur les mers cette poupefleurie ;

C’est le vaisseau sacré, l’heureuseThéorie[6] !

Saluons-la, dit-il : cette voile est lamort !

Mon âme, aussitôt qu’elle, entrera dans leport !

Et cependant parlez ! et que ce joursuprême

Dans nos doux entretiens s’écoule encore demême[7] !

Ne jetons point aux vents les restes dufestin ;

Des dons sacrés des dieux usons jusqu’à lafin :

L’heureux vaisseau qui touche au terme duvoyage

Ne suspend pas sa course à l’aspect durivage ;

Mais, couronné de fleurs, et les voiles auxvents,

Dans le port qui l’appelle il entre avec leschants !

* * *

« Les poëtes ont dit qu’avant sa dernièreheure

En sons harmonieux le doux cygne sepleure ;

Amis, n’en croyez rien ! l’oiseaumélodieux

D’un plus sublime instinct fut doué par lesdieux !

Du riant Eurotas près de quitter la rive,

L’âme, de ce beau corps à demi fugitive,

S’avançant pas à pas vers un mondeenchanté,

Voit poindre le jour pur de l’immortalité,

Et, dans la douce extase où ce regard lanoie,

Sur la terre en mourant elle exhale sajoie.

Vous qui près du tombeau venez pourm’écouter,

Je suis un cygne aussi : je meurs, jepuis chanter ! »

* * *

Sous la voûte, à ces mots, des sanglotséclatèrent ;

D’un cercle plus étroit ses amisl’entourèrent :

« Puisque tu vas mourir, ami trop tôtquitté,

Parle-nous d’espérance etd’immortalité !

– Je le veux bien, dit-il : maiséloignons les femmes ;

Leurs soupirs étouffés amolliraient nosâmes ;

Or, il faut, dédaignant les terreurs dutombeau,

Entrer d’un pas hardi dans un mondenouveau !

* * *

« Vous le savez, amis ; souvent, dèsma jeunesse,

Un génie inconnu m’inspira la sagesse,

Et du monde futur me découvrit les lois.

Était-ce quelque dieu caché dans unevoix ?

Une ombre m’embrassant d’une amitiésecrète ?

L’écho de l’avenir ? la muse dupoëte ?

Je ne sais ; mais l’esprit qui me parlaittout bas,

Depuis que de ma fin je m’approche à grandspas,

En sons plus élevés me parle, meconsole ;

Je reconnais plus tôt sa divine parole,

Soit qu’un cœur affranchi du tumulte dessens

Avec plus de silence écoute sesaccents ;

Soit que, comme l’oiseau, l’invisiblegénie

Redouble vers le soir sa touchanteharmonie ;

Soit plutôt qu’oubliant le jour qui vafinir

Mon âme, suspendue aux bords de l’avenir,

Distingue mieux le son qui part d’un autremonde,

Comme le nautonier, le soir, errant surl’onde,

À mesure qu’il vogue et s’approche dubord,

Distingue mieux la voix qui s’élève duport.

Cet invisible ami jamais ne m’abandonne,

Toujours de son accent mon oreillerésonne,

Et sa voix dans ma voix parle seuleaujourd’hui ;

Amis, écoutez donc ! ce n’est plusmoi ; c’est lui !… »

* * *

Le front calme et serein, l’œil rayonnantd’espoir,

Socrate à ses amis fit signe des’asseoir ;

À ce signe muet soudain ils obéirent,

Et sur les bords du lit en silence ilss’assirent :

Symmias abaissait son manteau sur sesyeux ;

Criton d’un œil pensif interrogeait lescieux ;

Cébès penchait à terre un frontmélancolique ;

Anaxagore, armé d’un rire sardonique,

Semblait, du philosophe enviant l’heureuxsort,

Rire de la fortune et défier lamort !

Et le dos appuyé sur la porte de bronze,

Les bras entrelacés, le serviteur desOnze,

De doute et de pitié tour à tour combattu,

Murmurait sourdement : « Que luisert sa vertu ? »

Mais Phédon, regrettant l’ami plus que lesage,

Sous ses cheveux épars voilant son beauvisage,

Plus près du lit funèbre aux pieds du maîtreassis,

Sur ses genoux pliés se penchait comme unfils,

Levait ses yeux voilés sur l’ami qu’iladore,

Rougissait de pleurer, et le pleuraitencore !

* * *

Du sage cependant la terrestre douleur

N’osait point altérer les traits ni lacouleur ;

Son regard élevé loin de nous semblaitlire ;

Sa bouche, où reposait son gracieuxsourire,

Toute prête à parler, s’entr’ouvrait àdemi ;

Son oreille écoutait son invisibleami ;

Ses cheveux, effleurés du souffle del’automne,

Dessinaient sur sa tête une pâle couronne,

Et, de l’air matinal par moments agités,

Répandaient sur son front des refletsargentés ;

Mais, à travers ce front où son âme esttracée,

On voyait rayonner sa sublime pensée,

Comme, à travers l’albâtre ou l’airaintransparents,

La lampe, sur l’autel jetant ses feuxmourants,

Par son éclat voilé se trahissait encore,

D’un reflet lumineux les frappe et lescolore !

Comme l’œil sur les mers suit la voile quipart,

Sur ce front solennel attachant leurregard,

À ses yeux suspendus, ne respirant qu’àpeine,

Ses amis attentifs retenaient leurhaleine ;

Leurs yeux le contemplaient pour la dernièrefois !

Ils allaient pour jamais emporter cettevoix !

Comme la vague s’ouvre au souffle errantd’Éole,

Leur âme impatiente attendait sa parole.

Enfin du ciel sur eux son regards’abaissa,

Et lui, comme autrefois, sourit etcommença :

* * *

« Quoi ! vous pleurez, amis !vous pleurez quand mon âme,

Semblable au pur encens que la prêtresseenflamme,

Affranchie à jamais du vil poids de soncorps,

Va s’envoler aux dieux, et, dans de saintstransports,

Saluant ce jour pur, qu’elle entrevitpeut-être,

Chercher la vérité, la voir et laconnaître !

Pourquoi donc vivons-nous, si ce n’est pourmourir ?

Pourquoi pour la justice ai-je aimé desouffrir ?

Pourquoi dans cette mort qu’on appelle lavie[8],

Contre ses vils penchants luttant, quoiqueasservie,

Mon âme avec mes sens a-t-ellecombattu ?

Sans la mort, mes amis, que serait lavertu ?…

C’est le prix du combat, la célestecouronne,

Qu’aux bornes de la course un saint juge nousdonne ;

La voix de Jupiter qui nous rappelle àlui !

Amis, bénissons-la ! Je l’entendsaujourd’hui :

Je pouvais, de mes jours disputant quelquereste,

Me faire répéter deux fois l’ordrecéleste.

Me préservent les dieux d’en prolonger lecours !

En esclave attentif, ils m’appellent, j’ycours !

Et vous, si vous m’aimez, comme aux plusbelles fêtes,

Amis, faites couler des parfums sur vostêtes.

Suspendez une offrande aux murs de laprison !

Et, le front couronné d’un verdoyantfeston,

Ainsi qu’un jeune époux qu’une fouleempressée,

Semant de chastes fleurs le seuil dugynécée,

Vers le lit nuptial conduit après le bain,

Dans les bras de la mort menez-moi par lamain !…

* * *

« Qu’est-ce donc que mourir ? Briserce nœud infâme,

Cet adultère hymen de la terre et del’âme,

D’un vil poids, à la tombe, enfin sedécharger !

Mourir n’est pas mourir, mes amis, c’estchanger !

Tant qu’il vit, accablé sous le corps quil’enchaîne,

L’homme vers le vrai bien languissamment setraîne,

Et, par ses vils besoins dans sa coursearrêté,

Suit d’un pas chancelant, ou perd lavérité.

Mais celui qui, touchant au terme qu’ilimplore,

Voit du jour éternel étinceler l’aurore,

Comme un rayon du soir remontant dans lescieux,

Exilé de leur sein, remonte au sein desdieux ;

Et buvant à longs traits le nectar quil’enivre,

Du jour de son trépas il commence devivre ! »

* * *

« Mais mourir c’est souffrir ; etsouffrir est un mal.

Amis, qu’en savons-nous ? Et quandl’instant fatal,

Consacré par le sang comme un grandsacrifice,

Pour ce corps immolé serait un courtsupplice,

N’est-ce pas par un mal que tout bien estproduit ?

L’été sort de l’hiver, le jour sort de lanuit[9],

Dieu lui-même a noué cette éternellechaîne ;

Nous fûmes à la vie enfantés avec peine,

Et cet heureux trépas, des faiblesredouté,

N’est qu’un enfantement àl’immortalité !

« Cependant de la mort qui peut sonderl’abîme ?

Les dieux ont mis leur doigt sur sa lèvresublime :

Qui sait si dans ses mains, prêtes à lasaisir,

L’âme incertaine, tombe avec peine ouplaisir ?

Pour moi, qui vis encor, je ne sais, mais jepense

Qu’il est quelque mystère au fond de cesilence ;

Que des dieux indulgents la sévère bonté

A jusque dans la mort caché la volupté,

Comme, en blessant nos cœurs de ses divinesarmes,

L’Amour cache souvent un plaisir sous deslarmes ! »

L’incrédule Cébès à ce discours sourit.

« Je le saurai bientôt, » ditSocrate. Il reprit :

* * *

« Oui : le premier salut de l’hommeà la lumière,

Quand le rayon doré vient baiser sapaupière,

L’accent de ce qu’on aime à la lyre mêlé,

Le parfum fugitif de la coupe exhalé,

La saveur du baiser, quand de sa lèvreerrante

L’amant cherche, la nuit, les lèvres del’amante,

Sont moins doux à nos sens que le premiertransport

De l’homme vertueux affranchi par lamort !

Et pendant qu’ici-bas sa cendre estrecueillie,

Emporté par sa course, en fuyant il oublie

De dire même au monde un éterneladieu !

Ce monde évanoui disparaît devantDieu !

* * *

« Mais quoi ! suffit-il donc demourir pour revivre ?

Non : il faut que des sens notre âme sedélivre,

De ses penchants mortels triomphe aveceffort ;

Que notre vie enfin soit une longuemort !

La vie est le combat, la mort est lavictoire,

Et la terre est pour nous l’autelexpiatoire

Où l’homme, de ses sens sur le seuildépouillé,

Doit jeter dans les feux son vêtementsouillé,

Avant d’aller offrir sur un autel propice

De sa vie, au Dieu pur, l’aussi pursacrifice !

* * *

« Ils iront, d’un seul trait, du tombeaudans les cieux,

Joindre, où la mort n’est plus, les héros etles dieux,

Ceux qui, vainqueurs des sens pendant leurcourte vie,

Ont soumis à l’esprit la matière asservie,

Ont marché sous le joug des rites et deslois,

Du juge intérieur interrogé la voix,

Suivi les droits sentiers écartés de lafoule,

Prié, servi les dieux, d’où la vertudécoule,

Souffert pour la justice, aimé la vérité,

Et des enfants du ciel conquis laliberté !

« Mais ceux qui, chérissant la chairautant que l’âme,

De l’esprit et des sens ont resserré latrame,

Et prostitué l’âme aux vils baisers ducorps,

Comme Léda livrée à de honteux transports,

Ceux-là, si toutefois un dieu ne lesdélivre,

Même après leur trépas ne cessent pas devivre,

Et des coupables nœuds qu’eux-mêmes ils ontserrés

Ces mânes imparfaits ne sont pasdélivrés !

Comme à ses fils impurs Arachné suspendue,

Leur âme, avec leur corps mêlée etconfondue,

Cherche enfin à briser ses liensflétrissants ;

L’amour qu’elle eut pour eux vit encor dansses sens ;

De leurs bras décharnés ils la pressentencore,

Lui rappellent cent fois cet hymen qu’elleabhorre,

Et, comme un air pesant qui dort sur lesmarais,

Leur vil poids, loin des dieux, la retient àjamais !

Ces mânes gémissants, errant dans lesténèbres,

Avec l’oiseau de nuit jettent des crisfunèbres ;

Autour des monuments, des urnes, destombeaux,

De leur corps importun traînant d’affreuxlambeaux,

Honteux de vivre encore, et fuyant lalumière,

À l’heure où l’innocence a fermé sapaupière,

De leurs antres obscures ils s’échappent sansbruit,

Comme des criminels s’emparent de la nuit,

Imitent sur les flots le réveil del’aurore,

Font courir sur les monts le pâlemétéore ;

De songes effrayants assiégeant nosesprits,

Au fond des bois sacrés poussent d’horriblescris,

Ou, tristement assis sur le bord d’unetombe,

Et dans leurs doigts sanglants cachant leurfront qui tombe,

Jaloux de leur victime, ils pleurent leursforfaits :

Mais les âmes des bons ne reviennentjamais ! »

* * *

Il se tut, et Cébès rompit seul lesilence :

« Me préservent les dieux d’offenserl’Espérance,

Cette divinité qui, semblable à l’Amour,

Un bandeau sur les yeux, nous conduit au vraijour !

Mais puisque de ces bords comme elle tut’envoles,

Hélas ! et que voilà tes suprêmesparoles,

Pour m’instruire, ô mon maître, et non pourt’affliger,

Permets-moi de répondre et det’interroger. »

Socrate, avec douceur, inclina son visage,

Et Cébès en ces mots interrogea lesage :

* * *

« L’âme, dis-tu, doit vivre au delà dutombeau ;

Mais si l’âme est pour nous la lueur d’unflambeau,

Quand la flamme a des sens consumé lamatière,

Quand le flambeau s’éteint, que devient lalumière ?

La clarté, le flambeau, tout ensemble estdétruit,

Et tout rentre à la fois dans une mêmenuit !

Ou si l’âme est aux sens ce qu’est à cettelyre

L’harmonieux accord que notre main entire,

Quand le temps ou les vers en ont usé lebois,

Quand la corde rompue a crié sous nosdoigts,

Et que les nerfs brisés de la lyreexpirante

Sont foulés sous les pieds la jeunebacchante,

Qu’est devenu le bruit de ces divinsaccords ?

Meurt-il avec la lyre ? et l’âme avec lecorps ?… »

Les sages, à ces mots, pour sonder cemystère,

Baissant leurs fronts pensifs, et regardant laterre,

Cherchaient une réponse et ne la trouvaientpas !

Se parlant l’un à l’autre ils murmuraient toutbas :

« Quand la lyre n’est plus, où donc estl’harmonie ?… »

Et Socrate semblait attendre songénie !

* * *

Sur l’une de ses mains appuyant sonmenton,

L’autre se promenait sur le front dePhédon,

Et, sur son cou d’ivoire errant àl’aventure,

Caressait, en passant, sa blondechevelure ;

Puis, détachant du doigt un de ses longsrameaux

Qui pendaient jusqu’à terre en flexiblesanneaux,

Faisait sur ses genoux flotter leurs mollesondes,

Ou dans ses doigts distraits roulait leurstresses blondes,

Et parlait en jouant, comme un vieillarddivin

Qui mêle la sagesse aux coupes d’unfestin !

* * *

« Amis, l’âme n’est pas l’incertainelumière

Dont le flambeau des sens ici-bas nouséclaire ;

Elle est l’œil immortel qui voit ce faiblejour

Naître, grandir, baisser, renaître tour àtour,

Et qui sent hors de soi, sans en êtreaffaiblie,

Pâlir et s’éclipser ce flambeau de la vie,

Pareille à l’œil mortel qui dansl’obscurité

Conserve le regard en perdant laclarté !

« L’âme n’est pas aux sens ce qu’est àcette lyre

L’harmonieux accord que notre main entire ;

Elle est le doigt divin qui seul la faitfrémir,

L’oreille qui l’entend ou chanter ougémir,

L’auditeur attentif, l’invisible génie

Qui juge, enchaîne, ordonne et règlel’harmonie,

Et qui des sons discords que rendent chaquesens

Forme au plaisir de dieux des concertsravissants !

En vain la lyre meurt et le sons’évapore :

Sur ces débris muets l’oreille écouteencore !

Es-tu content, Cébès ? – Oui, j’en croistes adieux,

Socrate est immortel ! – Eh bien, parlonsdes dieux ! »

* * *

Et déjà le soleil était sur les montagnes,

Et, rasant d’un rayon les flots et lescampagnes,

Semblait, faisant au monde un magnifiqueadieu,

Aller se rajeunir au sein brillant deDieu !

Les troupeaux descendaient des sommets duTaygète ;

L’ombre dormait déjà sur les flancs del’Hymette ;

Le Cythéron nageait dans un océand’or ;

Le pêcheur matinal, sur l’onde errantencor,

Modérant près du bord sa course suspendue,

Repliait, en chantant, sa voiledétendue ;

La flûte dans les bois, et ces chants sur lesmers,

Arrivaient jusqu’à nous sur les soupirs desairs,

Et venaient se mêler à nos sanglotsfunèbres,

Comme un rayon du soir se fond dans lesténèbres !

* * *

« Hâtons-nous, mes amis, voici l’heure dubain[10].

Esclaves, versez l’eau dans le vased’airain !

Je veux offrir aux dieux une victimepure. »

Il dit : et se plongeant dans l’urne quimurmure,

Comme fait à l’autel le sacrificateur,

Il puisa dans ses mains le flotlibérateur,

Et, le versant trois fois sur son front qu’ilinonde,

Trois fois sur sa poitrine en fit ruisselerl’onde ;

Puis, d’un voile de pourpre en essuyant lesflots,

Parfuma ses cheveux, et reprit en cesmots :

« Nous oublions le Dieu pour adorer sestraces !

Me préserve Apollon de blasphémer lesGrâces !

Hébé versant la vie aux célestes lambris,

Le carquois de l’Amour, ni l’écharped’Iris,

Ni surtout de Vénus la brillante ceinture

Qui d’un nœud sympathique enchaîne lanature,

Ni l’éternel Saturne, ou le grand Jupiter,

Ni tous ces dieux du ciel, de la terre et del’air !

Tous ces êtres peuplant l’Olympe oul’Élysée

Sont l’image de Dieu par nous divinisé,

Des lettres de son nom sur la natureécrit,

Une ombre que ce Dieu jette sur notreesprit !

À ce titre divin ma raison les adore,

Comme nous saluons le soleil dansl’aurore ;

Et peut-être qu’enfin tous ces dieuxinventés,

Cet enfer et ce ciel par la lyre chantés,

Ne sont pas seulement des songes du génie,

Mais les brillants degrés de l’échelleinfinie

Qui, des êtres semés dans ce vasteunivers,

Sépare et réunit tous les astres divers.

Peut-être qu’en effet, dans l’immenseétendue,

Dans tout ce qui se meut une âme estrépandue ;

Que ces astres brillants sur nos têtessemés

Sont des soleils vivants, et des feuxanimés ;

Que l’Océan, frappant sa rive épouvantée,

Avec ses flots grondants roule une âmeirritée ;

Que notre air embaumé volant dans un cielpur

Est un esprit flottant sur des ailesd’azur ;

Que le jour est un œil qui répand lalumière,

La nuit, une beauté qui voile sapaupière ;

Et qu’enfin dans le ciel, sur la terre, entout lieu,

Tout est intelligent, tout vit, tout est undieu.

* * *

« Mais, croyez-en, amis, ma voix prête às’éteindre,

Par delà tous ces dieux que notre œil peutatteindre,

Il est sous la nature, il est au fond descieux,

Quelque chose d’obscur et de mystérieux

Que la nécessité, que la raison proclame,

Et que voit seulement la foi, cet œil del’âme !

Contemporain des jours et del’éternité !

Grand comme l’infini, seul commel’unité !

Impossible à nommer, à nos sensimpalpable !

Son premier attribut, c’est d’êtreinconcevable !

Dans les lieux, dans les temps, hier, demain,aujourd’hui,

Descendons, remontons, nous arrivons àlui !

Tout ce que vous voyez est satoute-puissance,

Tout ce que nous pensons est sa sublimeessence !

Force, amour, vérité, créateur de toutbien,

C’est le dieu de vos dieux ! c’est leseul ! c’est le mien !…

* * *

– Mais le mal, dit Cébès, qui l’a créé ?– Le crime :

Des coupables mortels châtiment légitime,

Sur ce globe déchu le mal et le trépas

Sont nés le même jour : Dieu ne lesconnaît pas !

Soit qu’un attrait fatal, une coupableflamme

Ait attiré jadis la matière versl’âme ;

Soit plutôt que la vie, en des nœuds troppuissants

Resserrant ici-bas l’esprit avec les sens,

Les pénètre tous deux d’un amour adultère,

Ils ne sont réunis que par un grandmystère.

Cette horrible union, c’est le mal : etla mort,

Remède et châtiment, la brise avec effort.

Mais, à l’instant suprême où cet hymenexpire,

Sur les vils éléments l’âme reprendl’empire,

Et s’envole, aux rayons de l’immortalité,

Au monde du bonheur et de la vérité !

* * *

– Connais-tu le chemin de ce mondeinvisible ?

Dit Cébès ; à ton œil est-il doncaccessible ?

– Mes amis, j’en approche, et pour ledécouvrir…

– Que faut-il ? dit Phédon. – Être pur etmourir !

« Dans un point de l’espace inaccessibleaux hommes[11],

Peut-être au ciel, peut-être aux lieux même oùnous sommes,

Il est un autre monde, un Élysée, un ciel,

Que ne parcourent pas de longs ruisseaux demiel,

Où les âmes des bons, de Dieu seulaltérées,

D’un nectar éternel ne sont pas enivrées,

Mais où les mânes saints, les immortelsesprits,

De leurs corps immolés vont recevoir leprix !

Ni la sombre Tempé, ni le riant Ménade,

Qu’enivre de parfums l’haleine matinale,

Ni les vallons d’Hémus, ni ces richescoteaux,

Qu’enchante l’Eurotas du murmure des eaux,

Ni cette terre enfin des poëtes chérie

Qui fait aux voyageurs oublier leurpatrie,

N’approchent pas encor du fortuné séjour

Où le regard de Dieu donne aux âmes lejour ;

Où jamais dans la nuit ce jour divinn’expire ;

Où la vie et l’amour sont l’air qu’ellerespire ;

Où des corps immortels ou toujoursrenaissants

Pour d’autres voluptés lui prêtent d’autressens.

– Quoi ! des corps dans le ciel ? lamort avec la vie ?

– Oui, des corps transformés que l’âmeglorifie !

L’âme, pour composer ces divins vêtements,

Cueille en tout l’univers la fleur deséléments ;

Tout ce qu’ont de plus pur la vie et lamatière,

Les rayons transparents de la doucelumière,

Les reflets nuancés des plus tendrescouleurs,

Les parfums que le soir enlève au sein desfleurs,

Les bruits harmonieux que l’amoureuxZéphire

Tire au sein de la nuit de l’onde quisoupire,

La flamme qui s’exhale en jets d’or etd’azur,

Le cristal des ruisseaux roulant dans un cielpur,

La pourpre dont l’aurore aime à teindre sesvoiles,

Et les rayons dormants des tremblantesétoiles,

Réunis et formant d’harmonieux accords,

Se mêlent sous ses doigts et composent soncorps ;

Et l’âme, qui jadis esclave sur la terre

À ces sens révoltés faisait en vain laguerre,

Triomphante aujourd’hui de leurs vœuximpuissants,

Règne avec majesté sur le monde des sens,

Pour des plaisirs sans fin, sans fin lesmultiplie,

Et joue avec l’espace et les temps et lavie !

* * *

« Tantôt, pour s’envoler où l’appelle undésir,

Elle aime à parfumer les ailes du zéphyr,

D’un rayon de l’iris en glissant lescolore ;

Et du ciel aux enfers, du couchant àl’aurore,

Comme une abeille errante, elle court en toutlieu

Découvrir et baiser les ouvrages de Dieu.

Tantôt au char brillant que l’aurore luiprête

Elle attelle un coursier qu’anime latempête ;

Et, dans ces beaux déserts de feux errantssemés,

Cherchant ces grands esprits qu’elle a jadisaimés,

De soleil en soleil, de système ensystème,

Elle vole et se perd avec l’âme qu’elleaime,

De l’espace infini suit les vastesdétours,

Et dans le sein de Dieu se retrouvetoujours !

* * *

« L’âme, pour soutenir sa célestenature,

N’emprunte pas des corps sa chastenourriture ;

Ni le nectar coulant de la coupe d’Hébé,

Ni le parfum des fleurs par le ventdérobé,

Ni la libation en son honneur versée,

Ne sauraient nourrir l’âme : elle vit depensée,

De désirs satisfaits, d’amour, desentiments,

De son être immortel immortels aliments.

Grâce à ces fruits divins que le cielmultiplie,

Elle soutient, prolonge, éternise la vie,

Et peut, par la vertu de l’éternel amour,

Multiplier son être, et créer à sontour !

* * *

« Car, ainsi que les corps, la pensée estféconde.

Un seul désir suffit pour peupler tout unmonde ;

Et, de même qu’un son par l’écho répété,

Multiplié sans fin, court dansl’immensité,

Ou comme en s’étendant l’éphémèreétincelle

Allume sur l’autel une flammeimmortelle ;

Ainsi ces êtres purs l’un vers l’autreattirés,

De l’amour créateur constamment pénétrés,

À travers l’infini se cherchent, seconfondent,

D’une éternelle étreinte, en s’aimant, sefécondent,

Et, des astres déserts peuplant lesrégions,

Prolongent dans le ciel leurs générations.

Ô célestes amours ! saintstransports ! chaste flamme !

Baisers où sans retour l’âme se mêle àl’âme,

Où l’éternel désir et la pure beauté

Poussent en s’unissant un cri devolupté !

Si j’osais !… » Mais un bruitretentit sous la voûte !

Le sage interrompu tranquillement écoute,

Et nous vers l’occident nous tournons tous lesyeux :

Hélas ! c’était le jour qui s’enfuyaitdes cieux !

* * *

…………………………

En détournant les yeux, le serviteur desOnze

Lui tendit le poison dans la coupe debronze ;

Socrate la reçut d’un front toujoursserein,

Et, comme un don sacré l’élevant dans samain,

Sans suspendre un moment sa phrasecommencée,

Avant de la vider acheva sa pensée.

* * *

Sur les flancs arrondis du vase au largebord,

Qui jamais de son sein ne versait que lamort,

L’artiste avait fondu sous son souffle deflamme

L’histoire de Psyché, ce symbole del’âme ;

Et, symbole plus doux de l’immortalité,

Un léger papillon en ivoire sculpté,

Plongeant sa trompe avide en ces ondesmortelles,

Formait l’anse du vase en déployant sesailes :

Psyché, par ses parents dévouée à l’Amour,

Quittant avant l’aurore un superbe séjour,

D’une pompe funèbre allait environnée

Tenter comme la mort ce divinhyménée ;

Puis, seule, assise, en pleurs, le front surses genoux,

Dans un désert affreux attendait sonépoux ;

Mais, sensible à ses maux, le volageZéphyre,

Comme un désir divin que le ciel nousinspire,

Essuyant d’un soupir les larmes de sesyeux,

Dormante sur son sein l’enlevait dans lescieux !

On voyait son beau front penché sur sonépaule

Livrer ses longs cheveux aux doux baisersd’Éole,

Et Zéphyr, succombant sous son charmantfardeau,

Lui former de ses bras un amoureuxberceau,

Effleurer ses longs cils de sa brûlantehaleine,

Et, jaloux de l’Amour, la lui rendre avecpeine.

Ici, le tendre Amour sur des roses couché

Pressait entre ses bras la tremblantePsyché,

Qui, d’un secret effroi ne pouvant sedéfendre,

Recevait ses baisers sans oser les luirendre ;

Car le céleste époux, trompant son tendreamour,

Toujours du lit sacré fuyait avec le jour.

Plus loin, par le désir en secretéveillée,

Et du voile nocturne à demi dépouillée,

Sa lampe d’une main et de l’autre unpoignard,

Psyché, risquant l’amour, hélas ! contreun regard,

De son époux qui dort tremblant d’êtreentendue,

Se penchait vers le lit, sur un piedsuspendue,

Reconnaissait l’Amour, jetait un crisoudain,

Et l’on voyait trembler la lampe dans samain.

* * *

Mais de l’huile brûlante une goutteépanchée,

S’échappant par malheur de la lampepenchée,

Tombait sur le sein nu de l’amantendormi ;

L’Amour impatient, s’éveillant à demi,

Contemplait tour à tour ce poignard, cettegoutte…

Et fuyait indigné vers la célestevoûte !

Emblème menaçant des désirs indiscrets

Qui profanent les dieux, pour les voir de tropprès !

La vierge cette fois errante sur la terre

Pleurait son jeune amant, et non plus samisère :

Mais l’Amour à la fin, de ses larmestouché,

Pardonnait à sa faute, et l’heureusePsyché,

Par son céleste époux dans l’Olympe ravie,

Sur les lèvres du dieu buvant des flots devie,

S’avançait dans le ciel avectimidité ;

Et l’on voyait Vénus sourire à sabeauté !

Ainsi par la vertu l’âme divinisée

Revient, égale aux dieux, régner dansl’Élysée !

* * *

Mais Socrate élevant la coupe dans sesmains :

« Offrons ! offrons d’abord auxmaîtres des humains

De l’immortalité cette heureuseprémice ! »

Il dit ; et vers la terre inclinant lecalice,

Comme pour épargner un nectar précieux,

En versa seulement deux gouttes pour lesdieux,

Et, de sa lèvre avide approchant lebreuvage,

Le vida lentement sans changer de visage,

Comme un convive avant de sortir d’unfestin

Qui dans sa coupe d’or verse un reste devin,

Et, pour mieux savourer le dernier jus qu’ilgoûte,

L’incline lentement et le boit goutte àgoutte.

Puis, sur son lit de mort doucementétendu,

Il reprit aussitôt son discours suspendu.

* * *

« Espérons dans les dieux, et croyons-ennotre âme !

De l’amour dans nos cœurs alimentons laflamme !

L’amour est le lien des dieux et desmortels ;

La crainte ou la douleur profanent leursautels.

Quand vient l’heureux signal de notredélivrance,

Amis, prenons vers eux le vol del’espérance !

Point de funèbre adieu ! point decris ! point de pleurs !

On couronne ici-bas la victime defleurs ;

Que de joie et d’amour notre âme couronnée

S’avance au-devant d’eux comme à sonhyménée !

Ce sont là les festons, les parfumsprécieux,

Les voix, les instruments, les chantsmélodieux,

Dont l’âme convoquée à ce banquet suprême

Avant d’aller aux dieux, doit s’enchantersoi-même !

* * *

« Relevez donc ces fronts que l’effroifait pâlir !

Ne me demandez plus s’il fautm’ensevelir ;

Sur ce corps qui fut moi quelle huile on doitrépandre ;

Dans quel lieu, dans quelle urne il fautgarder ma cendre.

Qu’importe a vous, à moi, que ce vilvêtement

De la flamme, ou des vers, deviennel’aliment ?

Qu’une froide poussière, à moi jadis unie,

Soit balayée aux flots ou bien auxgémonies ?

Ce corps vil, composé des éléments divers,

Ne sera pas plus moi qu’une vague desmers,

Qu’une feuille des bois que l’aquilonpromène,

Qu’un atome flottant qui fut argilehumaine,

Que le feu du bûcher dans les airs exhalé,

Ou le sable mouvant de vos cheminsfoulé !

* * *

« Mais je laisse en partant à cette terreingrate

Un plus noble débris de ce que futSocrate :

Mon génie à Platon ! à vous tous mesvertus !

Mon âme aux justes dieux ! ma vie àMélitus,

Comme au chien dévorant qui sur le seuilaboie,

En quittant le festin, on jette aussi saproie !… »

* * *

Tel qu’un triste soupir de la rame et desflots

Se mêle sur les mers aux chants desmatelots,

Pendant cet entretien une funèbre plainte

Accompagnait sa voix sur le seuil del’enceinte ;

Hélas ! c’était Myrto demandant sonépoux,

Que l’heure des adieux ramenait parminous !

L’égarement troublait sa démarcheincertaine,

Et, suspendus aux plis de sa robe quitraîne,

Deux enfants, les pieds nus, marchant à sescôtés,

Suivaient en chancelant ses pasprécipités.

Avec ses longs cheveux elle essuyait seslarmes ;

Mais leur trace profonde avait flétri sescharmes ;

Et la mort sur ses traits répandait sapâleur :

On eût dit qu’en passant l’impuissantedouleur,

Ne pouvant de Socrate atteindre la grandeâme,

Avait respecté l’homme et profané lafemme !

De terreur et d’amour saisie à son aspect,

Elle pleurait sur lui dans un tendrerespect.

Telle, aux fêtes du dieu pleuré parCythérée,

Sur la corps d’Adonis la bacchanteéplorée,

Partageant de Vénus les divines douleurs,

Réchauffe tendrement le marbre de sespleurs,

De sa bouche muette avec respectl’effleure,

Et paraît adorer le beau dieu qu’ellepleure !

Socrate, en recevant ses enfants dans sesbras,

Baisa sa joue humide et lui parla toutbas :

Nous vîmes une larme, et ce fut ladernière,

Sous ses cils abaissés rouler dans sapaupière.

Puis d’un bras défaillant offrant ses fils auxdieux :

« Je fus leur père ici, vous l’êtes dansles cieux !

Je meurs, mais vous vivez ! Veillez surleur enfance !

Je les lègue, ô bons dieux, à votreprovidence !… »

* * *

Mais déjà le poison dans ses veines versé

Enchaînait dans son cours le flot du sangglacé :

On voyait vers le cœur, comme une ondetarie,

Remonter pas à pas la chaleur et la vie,

Et ses membres roidis, sans force et sanscouleur,

Du marbre de Paros imitaient la pâleur.

En vain Phédon, penché sur ses pieds qu’ilembrasse,

Sous sa brûlante haleine en réchauffait laglace ;

Son front, ses mains, ses pieds se glaçaientsous nos doigts !

Il ne nous restait plus que son âme et savoix !

Semblable au bloc divin d’où sortitGalatée

Quand une âme immortelle à l’Olympeempruntée,

Descendant dans le marbre à la voix d’unamant,

Fait palpiter son cœur d’un premiersentiment,

Et qu’ouvrant sa paupière au jour qui vientd’éclore,

Elle n’est plus un marbre, et n’est pas femmeencore !

* * *

Était-ce de la mort la pâle majesté,

Ou le premier rayon del’immortalité ?

Mais son front rayonnant d’une beautésublime

Brillait comme l’aurore aux sommets deDidyme,

Et nos yeux, qui cherchaient à saisir sonadieu,

Se détournaient de crainte et croyaient voirun dieu !

Quelquefois l’œil au ciel il rêvait ensilence ;

Puis, déroulant les flots de sa sainteéloquence,

Comme un homme enivré du doux jus duraisin,

Brisant cent fois le fil de ses discours sansfin,

Ou comme Orphée errant dans les demeuressombres,

En mots entrecoupés il parlait à desombres !

* * *

« Courbez-vous, disait-il, cyprèsd’Académus !

Courbez-vous, et pleurez, vous ne le verrezplus !

Que la vague, en frappant le marbre duPirée,

Jette avec son écume une voixéplorée !

Les dieux l’ont rappelé ! ne lesavez-vous pas ?…

Mais ses amis en deuil, où portent-ils leurspas ?

Voilà Platon, Cébès, ses enfants et safemme !

Voilà son cher Phédon, cet enfant de sonâme !

Ils vont d’un pas furtif, aux lueurs dePhébé,

Pleurer sur un cercueil aux regardsdérobé,

Et, penchés sur mon urne, ils paraissaientattendre

Que la voix qu’ils aimaient sorte encor de macendre.

Oui, je vais vous parler, amis, commeautrefois,

Quand penchés sur mon lit vous aspiriez mavoix !…

Mais que ce temps est loin ! et qu’unecourte absence

Entre eux et moi, grands dieux, a jeté dedistance !

Vous qui cherchez si loin la trace de mespas,

Levez les yeux, voyez !… Ils nem’entendent pas !

Pourquoi ce deuil ? pourquoi ces pleursdont tu t’inondes ?

Épargne au moins, Myrto, tes longues tressesblondes*,

Tourne vers moi tes yeux de larmesessuyés :

Myrto, Platon, Cébès, amis !… si voussaviez !…

* Socrate eut deux femmes, Xanthippe etMyrto.

* * *

« Oracles, taisez-vous ! tombez,voix du Portique !

Fuyez, vaines lueurs de la sagesseantique !

Nuages colorés d’une fausse clarté,

Évanouissez-vous devant la vérité !

D’un hymen ineffable elle est prêted’éclore ;

Attendez… Un, deux, trois… quatre sièclesencore,

Et ses rayons divins qui partent desdéserts

D’un éclat immortel remplirontl’univers !

Et vous, ombres de Dieu qui nous voilez saface,

Fantômes imposteurs qu’on adore à saplace,

Dieux de chair et de sang, dieux vivants,dieux mortels,

Vices déifiés sur d’immondes autels,

Mercure aux ailes d’or, déesse de Cythère,

Qu’adorent impunis le vol etl’adultère ;

Vous tous, grands et petits, race deJupiter,

Qui peuplez, qui souillez les eaux, la terreet l’air,

Encore un peu de temps, et votre funestefoule,

Roulant avec l’erreur de l’Olympe quicroule,

Fera place au Dieu saint, unique,universel,

Le seul Dieu que j’adore et qui n’a pointd’autel !…

* * *

…………………………

« Quels secrets dévoilés ! quellevaste harmonie !…

…………………………

Mais qui donc étais-tu, mystérieuxgénie[12] ?

Toi qui, voilant toujours ton visage à mesyeux,

M’as conduit par la voix jusqu’aux portes descieux ?

Toi qui, m’accompagnant comme un oiseaufidèle,

Caresse encor mon front du doux vent de tonaile,

Es-tu quelque Apollon de ce divin séjour,

Ou quelque beau Mercure envoyé parl’Amour ?

Tiens-tu l’arc, ou la lyre, ou l’heureuxcaducée ?

Ou n’es-tu, réponds-moi, qu’une simplepensée ?

Ah ! viens, qui que tu sois, esprit,mortel ou dieu !

Avant de recevoir mon éternel adieu,

Laisse-moi découvrir, laisse-moireconnaître

Cet ami qui m’aima même avant que denaître !

Que je puisse, en touchant au terme duchemin,

Rendre grâce à mon guide et pleurer sur samain !

Sors du voile éclatant qui te dérobeencore !

Approche !… Mais que vois-je ? ôVerbe que j’adore,

Rayon coéternel, est-ce vous que jevois ?…

Voilez-vous, ou je meurs une secondefois ![13]

* * *

…………………………

« Heureux ceux qui naîtront dans lasainte contrée

Que baise avec respect la vagued’Érythrée !

Ils verront les premiers, sur leur purhorizon,

Se lever au matin l’astre de la raison.

Amis, vers l’orient tournez votrepaupière :

La vérité viendra d’où nous vient lalumière !

Mais qui l’apportera ?… C’est toi, Verbeconçu !

Toi, qu’à travers les temps mes yeux ontaperçu ;

Toi, dont par l’avenir la splendeurréfléchie

Vient m’éclairer d’avance au sommet de lavie.

Tu viens ! tu vis ! tu meurs d’untrépas mérité !

Car la mort est le prix de toute vérité.

Mais ta voix expirante en ce mondeentendue

Comme la mienne, au moins, ne sera pasperdue.

La voix qui vient du ciel n’y remonterapas ;

L’univers assoupi t’écoute et fait unpas !

L’énigme du destin se révèle à laterre !

…………………………

Quoi ! j’avais soupçonné ce sublimemystère !

Nombre mystérieux ! profondetrinité !

Triangle composé d’une triple unité !

Les formes, les couleurs, les sons, lesnombres même,

Tout me cachait mon Dieu ! tout était sonemblème !

Mais les voiles enfin pour moi sontrévolus ;

Écoutez !… » Il parlait : nousne l’entendions plus !

* * *

Cependant dans son sein son haleineoppressée[14],

Trop faible pour prêter des sons à sapensée,

Sur sa lèvre entr’ouverte, hélas ! venaitmourir,

Puis semblait tout à coup palpiter etcourir :

Comme, prêt à s’abattre aux rivespaternelles,

D’un cygne qui se pose on voit battre lesailes ;

Entre les bras d’un songe il semblaitendormi.

L’intrépide Cébès penché sur notre ami,

Rappelant dans ses yeux l’âme quis’évapore,

Jusqu’au bord du trépas l’interrogeaitencore :

« Dors-tu ? lui disait-il ; lamort, est-ce un sommeil ? »

Il recueillit sa force, et dit :« C’est un réveil !

– Ton œil est-il voilé par des ombresfunèbres ?

– Non ; je vois un jour pur poindre dansles ténèbres !

– N’entends-tu pas des cris, desgémissements ? – Non ;

J’entends des astres d’or qui murmurent unnom !

– Que sens-tu ? – Ce que sent la jeunechrysalide

Quand, livrant à la terre une dépouillearide,

Aux rayons de l’aurore ouvrant ses faiblesyeux,

Le souffle du matin la roule dans lescieux.

– Ne nous trompais-tu pas ?réponds : l’âme était-elle…

– Croyez-en ce sourire, elle étaitimmortelle !…

– De ce monde imparfait qu’attends-tu poursortir ?

– J’attends, comme la nef, un souffle pourpartir !

– D’où viendra-t-il ? – Du ciel ! –Encore une parole !

– Non ; laisse en paix mon âme, afinqu’elle s’envole ! »

…………………………

Il dit, ferma les yeux pour la dernièrefois,

Et resta quelque temps sans haleine et sansvoix.

Un faux rayon de vie errant parintervalle[15]

D’une pourpre mourante éclairait son frontpâle.

Ainsi, dans un soir pur del’arrière-saison,

Quand déjà la soleil a quitté l’horizon,

Un rayon oublié des ombres se dégage,

Et colore en passant les flancs d ‘or d’unnuage.

Enfin plus librement il semble respirer,

Et, laissant sur ses traits son doux sourireerrer :

« Aux dieux libérateurs, dit-il, qu’onsacrifie !

Ils m’ont guéri ! – De quoi ? ditCébès. – De la vie !… »

Puis un léger soupir de ses lèvres coula,

Aussi doux que le vol d’une abeilled’Hybla !

Était-ce… Je ne sais ; mais, pleins d’unsaint dictame,

Nous sentîmes en nous comme une secondeâme !…

…………………………

Comme un lis sur les eaux et que la rameincline,

Sa tête mollement penchait sur sapoitrine ;

Ses longs cils, que la mort n’a fermés qu’àdemi,

Retombant en repos sur son œil endormi,

Semblaient comme autrefois, sous leur ombreabaissée,

Recueillir le silence, ou voiler lapensée !

La parole surprise en son dernier essor

Sur sa lèvre entr’ouverte, hélas ! erraitencor,

Et ses traits, où la vie a perdu sonempire,

Étaient comme frappés d’un éternelsourire !…

Sa main, qui conservait son gestehabituel,

De son doigt étendu montrait encor leciel ;

Et quand le doux regard de la naissanteaurore,

Dissipant par degrés les ombres qu’ilcolore,

Comme un phare allumé sur un sommetlointain,

Vint dorer son front mort des ombres dumatin,

On eût dit que Vénus, d’un deuil divinsuivie,

Venait pleurer encor sur son amant sansvie ;

Que la triste Phébé de son pâle rayon

Caressait, dans la nuit, le seind’Endymion ;

Ou que du haut du ciel l’âme heureuse dusage

Revenait contempler le terrestre rivage,

Et, visitant de loin le corps qu’elle aquitté,

Réfléchissait sur lui l’éclat de sabeauté,

Comme un astre bercé dans un ciel sansnuage

Aime à voir dans les flots briller sa chasteimage.

…………………………

On n’entendait autour ni plainte, nisoupir !…

C’est ainsi qu’il mourut, si c’était làmourir !

* * *

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer