XXI – LE CRUCIFIX
Toi que j’ai recueilli sur sa boucheexpirante
Avec son dernier souffle et son dernieradieu,
Symbole deux fois saint, don d’une mainmourante,
Image de mon Dieu !
Que de pleurs ont coulé sur tes pieds, quej’adore,
Depuis l’heure sacrée où, du sein d’unmartyr,
Dans mes tremblantes mains tu passas, tièdeencore
De son dernier soupir !
Les saints flambeaux jetaient une dernièreflamme ;
Le prêtre murmurait ces doux chants de lamort,
Pareils aux chants plaintifs que murmure unefemme
À l’enfant qui s’endort.
…………………………
De son pieux espoir son front gardait latrace,
Et sur ses traits, frappés d’une augustebeauté,
La douleur fugitive avait empreint sagrâce,
La mort sa majesté.
Le vent qui caressait sa tête échevelée
Me montrait tour à tour ou me voilait sestraits,
Comme l’on voit flotter sur un blancmausolée
L’ombre des noirs cyprès.
Un de ses bras pendait de la funèbrecouche,
L’autre, languissamment replié sur soncœur,
Semblait chercher encore et presser sur sabouche
L’image du Sauveur.
Ses lèvres s’entr’ouvraient pour l’embrasserencore,
Mais son âme avait fui dans ce divinbaiser,
Comme un léger parfum que la flamme dévore
Avant de l’embraser.
Maintenant tout dormait sur sa boucheglacée,
Le souffle se taisait dans son seinendormi,
Et sur l’œil sans regard la paupièreaffaissée
Retombait à demi.
Et moi, debout, saisi d’une terreursecrète,
Je n’osais m’approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L’eût déjà consacré.
Je n’osais !… mais le prêtre entendit monsilence,
Et, de ses doigts glacés prenant lecrucifix :
« Voilà le souvenir, et voilàl’espérance :
Emportez-les, mon fils ! »
Oui, tu me resteras, ô funèbrehéritage !
Sept fois depuis ce jour l’arbre que j’aiplanté
Sur sa tombe sans nom a changé sonfeuillage :
Tu ne m’as pas quitté.
Placé près de ce cœur, hélas ! où touts’efface,
Tu l’as contre le temps défendu del’oubli,
Et mes yeux, goutte à goutte, ont imprimé leurtrace
Sur l’ivoire amolli.
Ô dernier confident de l’âme qui s’envole,
Viens, reste sur mon cœur ! parle encore,et dis-moi
Ce qu’elle te disait quand sa faibleparole
N’arrivait plus qu’à toi.
À cette heure douteuse où l’âmerecueillie,
Se cachant sous le voile épaissi sur nosyeux,
Hors de nos sens glacés pas à pas sereplie,
Sourde aux derniers adieux ;
Alors qu’entre la vie et la mortincertaine,
Comme un fruit par son poids détaché durameau,
Notre âme est suspendue et tremble à chaquehaleine
Sur la nuit du tombeau ;
Quand des chants, des sanglots la confuseharmonie
N’éveille déjà plus notre esprit endormi,
Aux lèvres du mourant collé dans l’agonie,
Comme un dernier ami ;
Pour éclaircir l’horreur de cet étroitpassage,
Pour relever vers Dieu son regard abattu,
Divin consolateur, dont nous baisonsl’image,
Réponds ! Que lui dis-tu ?
Tu sais, tu sais mourir ! et tes larmesdivines,
Dans cette nuit terrible où tu prias envain,
De l’olivier sacré baignèrent les racines
Du soir jusqu’au matin !
De la croix, où ton œil sonda ce grandmystère,
Tu vis ta mère en pleurs et la nature endeuil ;
Tu laissas comme nous tes amis sur laterre,
Et ton corps au cercueil !
Au nom de cette mort, que ma faiblesseobtienne
De rendre sur ton sein ce douloureuxsoupir :
Quand mon heure viendra, souviens-toi de latienne,
Ô toi qui sais mourir !
Je chercherai la place où sa boucheexpirante
Exhala sur tes pieds l’irrévocable adieu,
Et son âme viendra guider mon âme errante
Au sein du même Dieu !
Ah ! puisse, puisse alors sur ma funèbrecouche,
Triste et calme à la fois, comme un angeéploré,
Une figure en deuil recueillir sur mabouche
L’héritage sacré !
Soutiens ses derniers pas, charme sa dernièreheure,
Et, gage consacré d’espérance et d’amour,
De celui qui s’éloigne à celui qui demeure
Passe ainsi tour à tour !
Jusqu’au jour où, des morts perçant la voûtesombre,
Une voix dans le ciel, les appelant septfois,
Ensemble éveillera ceux qui dormaient àl’ombre
De l’éternelle croix !