XXXVII – LA POÉSIE SACRÉE.
DITHYRAMBE.
À M. EUGÈNE DE GENOUDE[3].
Son front est couronné de palmes etd’étoiles ;
Son regard immortel, que rien ne peutternir,
Traversant tous les temps, soulevant tous lesvoiles,
Réveille le passé, plonge dans l’avenir.
Du monde sous ses yeux les fastes sedéroulent,
Les siècles à ses pieds comme un torrents’écoulent ;
À son gré descendant ou remontant leurcours,
Elle sonne aux tombeaux l’heure, l’heurefatale,
Ou sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce jour père desjours.
* **
Écoutez ! Jéhovah s’élance
Du sein de son éternité.
Le chaos endormi s’éveille en saprésence ;
Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance
Repose sur l’immensité.
Dieu dit, et le jour fut ; Dieu dit, etles étoiles
De la nuit éternelle éclaircirent lesvoiles ;
Tous les éléments divers
À sa voix se séparèrent ;
Les eaux soudain s’écoulèrent
Dans le lit creusé des mers ;
Les montagnes s’élevèrent,
Et les aquilons volèrent
Dans les libres champs des airs.
Sept fois de Jéhovah la parole féconde
Se fit entendre au monde,
Et sept fois le néant à sa voixrépondit ;
Et Dieu dit : « Faisons l’homme à mavivante image. »
Il dit, l’homme naquit ; à ce dernierouvrage,
Le Verbe créateur s’arrête et s’applaudit.
* **
Mais ce n’est plus un Dieu ; c’estl’homme qui soupire :
Éden a fui… voilà le travail et la mort.
Dans les larmes sa voix expire ;
La corde du bonheur se brise sur sa lyre,
Et Job en tire un son triste comme lesort.
« Ah ! périsse à jamais le jour quim’a vu naître !
Ah ! périsse à jamais la nuit qui m’aconçu,
Et le sein qui m’a donné l’être,
Et les genoux qui m’ont reçu !
Que du nombre des jours Dieu pour jamaisl’efface !
Que, toujours obscurci des ombres dutrépas,
Ce jour parmi les jours ne trouve plus saplace !
Qu’il soit comme s’il n’était pas !
« Maintenant dans l’oubli je dormiraisencore,
Et j’achèverais mon sommeil
Dans cette longue nuit qui n’aura pointd’aurore,
Avec ces conquérants que la terre dévore,
Avec le fruit conçu qui meurt avantd’éclore,
Et qui n’a pas vu le soleil.
« Mes jours déclinent commel’ombre ;
Je voudrais les précipiter.
Ô mon Dieu, retranchez le nombre
Des soleils que je dois compter !
L’aspect de ma longue infortune
Éloigne, repousse, importune
Mes frères lassés à mes maux ;
En vain je m’adresse à leur foule :
Leur pitié m’échappe et s’écoule
Comme l’onde au flanc des coteaux.
« Ainsi qu’un nuage qui passe,
Mon printemps s’est évanoui ;
Mes yeux ne verront plus la trace
De tous ces biens dont j’ai joui.
Par le souffle de la colère,
Hélas ! arraché de la terre,
Je vais d’où l’on ne revient pas :
Mes vallons, ma propre demeure,
Et cet œil même qui me pleure,
Ne reverront jamais mes pas !
« L’homme vit un jour sur la terre
Entre la mort et la douleur ;
Rassasié de sa misère,
Il tombe enfin comme la fleur.
Il tombe ! Au moins par la rosée
Des fleurs la racine arrosée
Peut-elle un moment refleurir ;
Mais l’homme, hélas ! après la vie,
C’est un lac dont l’eau s’estenfuie :
On le cherche, il vient de tarir.
« Mes jours fondent comme la neige
Au souffle du courroux divin ;
Mon espérance, qu’il abrège,
S’enfuit comme l’eau de ma main.
Ouvrez-moi mon dernier asile :
Là, j’ai dans l’ombre un lit tranquille,
Lit préparé pour mes douleurs.
Ô tombeau, vous êtes mon père !
Et je dis aux vers de la terre :
« Vous êtes ma mère et messœurs ! »
« Mais les jours heureux de l’impie
Ne s’éclipsent pas au matin ;
Tranquille, il prolonge sa vie
Avec le sang de l’orphelin.
Il étend au loin ses racines ;
Comme un troupeau sur les collines,
Sa famille couvre Ségor ;
Puis dans un riche mausolée
Il est couché dans la vallée,
Et l’on dirait qu’il vit encore.
« C’est le secret de Dieu : je metais et j’adore.
C’est sa main qui traça les sentiers del’aurore,
Qui pesa l’Océan, qui suspendit les cieux.
Pour lui l’abîme est nu, l’enfer même est sansvoiles ;
Il a fondé la terre et semé lesétoiles :
Et qui suis-je à ses yeux ? »
* **
Mais la harpe a frémi sous les doigtsd’Isaïe ;
De son sein bouillonnant la menace à longsflots
S’échappe ; un Dieu l’appelle, ils’élance, il s’écrie.
Cieux et terre, écoutez ! silence au filsd’Amos !
« Osias n’était plus : Dieum’apparut ; je vis
Adonaï vêtu de gloire etd’épouvante :
Les bords éblouissants de sa robeflottante
Remplissaient le sacré parvis.
« Des séraphins, debout sur des marchesd’ivoire,
Se voilaient devant lui de six ailes defeux ;
Volant de l’un à l’autre, ils se disaiententre eux :
« Saint, saint, saint, le Seigneur, leDieu, le roi des dieux !
« Toute la terre est pleine de sagloire ! »
« Du temple à ces accents la voûtes’ébranla ;
Adonaï s’enfuit sous la nueenflammée ;
Le saint lieu fut rempli de torrents defumée ;
La terre sous mes pieds trembla.
« Et moi, je resterais dans un lâchesilence !
Moi qui t’ai vu, Seigneur, je n’oseraisparler !
À ce peuple impur qui t’offense
Je craindrais de te révéler !
« Qui marchera pour nous ? dit leDieu des armées.
« Qui parlera pour moi ? » ditDieu. Qui ? moi, seigneur.
Touche mes lèvres enflammées :
Me voilà ! je suis prêt !…Malheur,
« Malheur à vous qui dès l’aurore
Respirez les parfums du vin,
Et que le soir retrouve encore
Chancelants aux bords du festin !
Malheur à vous qui par l’usure
Étendez sans fin ni mesure
La borne immense de vos champs !
Voulez-vous donc, mortels avides,
Habiter dans vos champs arides,
Seuls sur la terre des vivants ?
« Malheur à vous, race insensée,
Enfants d’un siècle audacieux,
Qui dites dans votre pensée :
Nous sommes sages à nos yeux !
Vous changez la nuit en lumière,
Et le jour en ombre grossière
Où se cachent vos voluptés ;
Mais, comme un taureau dans la plaine,
Vous traînez après vous la chaîne
De vos longues iniquités.
« Malheur à vous, filles de l’onde,
Îles de Sidon et de Tyr !
Tyrans, qui trafiquez du monde
Avec la pourpre et l’or d’Ophir !
Malheur à vous ! votre heuresonne ;
En vain l’Océan vous couronne !
Malheur à toi, reine des eaux,
À toi qui sur des mers nouvelles
Fais retentir comme des ailes
Les voiles de mille vaisseaux !
« Ils sont enfin venus, les jours de majustice ;
Ma colère, dit Dieu, se déborde survous !
Plus d’encens, plus de sacrifice
Qui puisse éteindre mon courroux !
Je livrerai ce peuple à la mort, aucarnage :
Le fer moissonnera comme l’herbe sauvage
Ses bataillons entiers !
– Seigneur, épargnez-nous !Seigneur !–Non, point de trêve !
Et je ferai sur lui ruisseler de monglaive
Le sang de ses guerriers !
« Ses torrents sécheront sous ma brûlantehaleine ;
Ma main nivellera, comme une vaste plaine,
Ses murs et ses palais ;
Le feu les brûlera comme il brûle lechaume.
Là, plus de nation, de ville, deroyaume ;
Le silence à jamais !
« Ses murs se couvriront de ronces etd’épines ;
L’hyène et le serpent peupleront sesruines ;
Les hiboux, les vautours,
L’un l’autre s’appelant durant la nuitobscure,
Viendront à leurs petits porter lanourriture
Au sommet de ses tours ! »
* **
Mais Dieu ferme à ces mots les lèvresd’Isaïe :
Le sombre Ézéchiel
Sur le tronc desséché de l’ingrat Israël
Fait descendre à son tour la parole devie.
* **
« L’Éternel emporta mon esprit audésert.
D’ossements desséchés le sol étaitcouvert ;
J’approche en frissonnant ; mais Jéhovahme crie :
« Si je parle à ces os, reprendront-ilsla vie ?
– Éternel, tu le sais. –Eh bien, dit leSeigneur,
« Écoute mes accents ; retiens-les,et dis-leur :
« Ossements desséchés, insensiblepoussière,
« Levez-vous ! recevez l’esprit etla lumière !
« Que vos membres épars s’assemblent à mavoix !
« Que l’esprit vous anime une secondefois !
« Qu’entre vos os flétris vos muscles sereplacent !
« Que votre sang circule et vos nerfss’entrelacent !
« Levez-vous et vivez, voyez qui jesuis ! »
J’écoutai le Seigneur, j’obéis, et jedis :
« Esprit, soufflez sur eux du couchant,de l’aurore ;
« Soufflez de l’aquilon,soufflez !… » Pressés d’éclore,
Ces restes du tombeau, réveillés par mescris,
Entre-choquant soudain leurs ossementsflétris ;
Aux clartés du soleil leur paupière serouvre,
Leurs os sont rassemblés, et la chair lesrecouvre !
Et ce champ de la mort tout entier seleva,
Redevint un grand peuple, et connutJéhovah ! »
* **
Mais Dieu de ses enfants a perdu lamémoire ;
La fille de Sion, méditant ses malheurs,
S’assied en soupirant, et, veuve de sagloire,
Écoute Jérémie, et retrouve des pleurs.
* **
« Le Seigneur, m’accablant du poids de sacolère,
Retire tour à tour et ramène sa main.
Vous qui passez par le chemin,
Est-il une misère égale à ma misère ?
« En vain ma voix s’élève, il n’entendplus ma voix.
Il m’a choisi pour but de ses flèches deflamme,
Et tout le jour contre mon âme
Sa fureur a lancé les fils de soncarquois.
« Sur mes os consumés ma peau s’estdesséchée ;
Les enfants m’ont chanté dans leursdérisions ;
Seul, au milieu des nations,
Le Seigneur m’a jeté comme une herbearrachée.
« Il s’est enveloppé de son divincourroux ;
Il a fermé ma route, il a troublé mavoie ;
Mon sein n’a plus connu la joie,
Et j’ai dit au Seigneur :« Seigneur, souvenez-vous,
« Souvenez-vous, Seigneur, de ces joursde colère ;
« Souvenez-vous du fiel dont vous m’aveznourri !
« Non, votre amour n’est pointtari :
« Vous me frappez, Seigneur, et c’estpourquoi j’espère.
« Je repasse en pleurant ces misérablesjours ;
« J’ai connu le Seigneur dès ma plustendre aurore :
« Quand il punit, il aimeencore ;
« Il ne s’est pas, mon âme, éloigné pourtoujours.
« Heureux qui le connaît ! heureuxqui dès l’enfance
« Porta le joug d’un Dieu clément dans sarigueur !
« Il croit au salut du Seigneur,
« S’assied au bord du fleuve, et l’attenden silence.
« Il sent peser sur lui ce joug de votreamour ;
« Il répand dans la nuit ses pleurs et saprière,
« Et, la bouche dans la poussière,
« Il invoque, il espère, il attend votrejour. »
* **
Silence, ô lyre ! et vous, silence,
Prophètes, voix de l’avenir !
Tout l’univers se tait d’avance
Devant Celui qui doit venir.
Fermez-vous, lèvres inspirées ;
Reposez-vous, harpes sacrées,
Jusqu’au jour où, sur les hauts lieux,
Une voix au monde inconnue
Fera retentir dans la nue :
PAIX À LA TERRE ET GLOIRE AUX CIEUX !