La Fille du Juif-Errant

La Fille du Juif-Errant

de Paul Féval (père)

À EDMOND BIRÉ

Mon cher ami,

 

Au temps où j’écrivais les Mystères de Londres, je songeai à faire figure dans Paris. J’eus l’idée d’avoir à mon service un de ces petits bonshommes à tournure de saucisson english improvements que la mode britanniques anglait alors dans de longues vestes sans tailles terminées en bec de flageolet. Ma respectable amie Lady Gingerbeerloughby, de Portland Place, en avait un de toute beauté qu’elle appelait son jaguar pour se distinguer des autres « impossibles »du Showing-life qui disaient tout uniment « mon tigre » en parlant de ces créatures cylindriques, vivants boudins, doués d’une âme immortelle.

Londres a bien de l’esprit, sans que cela paraisse.

J’achetai d’abord un cheval pour que mon tigre eut à qui parler, mais je suis fantassin par passion ;le cheval n’était que l’excuse du tigre et je mis tous les soins dont j’étais capable au choix de ce dernier objet. Désirant unir l’élégance à la solidité je le commandai en Bretagne,

La terre de granit recouverte de chênes,

et il me fut expédié brut de Lamballe.J’allai l’attendre à la diligence, à cheval.

C’était un beau petit gars à l’air un peu sournois qui grasseyait comme un tombereau de macadam qu’on décharge. Je le mis sur ma bête avec son paquet en porte-manteau et je suivis à pied. Cela lui donna tout de suite à penser qu’il était mon maître.

Une veste rouge, signe de son grade, avaitété préparée à grands frais. Il la mit avec plaisir et cassa audîner toutes les assiettes qui lui furent confiées.

 

Vous ai-je dit que mon cheval s’appelaitJuif-Errant, à cause du succès d’Eugène Sue ? j’ai peu connumon cheval Juif-Errant, parce qu’il s’attacha tout de suite à monpage. Mon page avait nom Marie Menou. Il partit se promener lelendemain de son arrivée vers les neuf heures du matin, et j’avoueque je me mis à la fenêtre pour suivre sa veste rouge, non sansorgueil, jusqu’au détour de la rue. Les passants leregardaient.

À l’heure du dîner, il ne cassa aucuneassiette parce qu’il n’était point de retour.

Le surlendemain ce fut de même. Au bout dehuit jours, je l’avais oublié ainsi que Juif-Errant, mon dada. Jene les voyais jamais, ils ne me gênaient point.

Le second dimanche, cependant, Marie Menoum’accorda une audience et me dit avec son brave accent de rouleau àbroyer les cailloux :

– Tout de même je ne suis point bienà mon idée chez vous. Je comptais que vous m’aviez guetté(mandé) pour faire vos écritures avec vous.

– Tu sais donc écrire ?

– Non fait, bien sûr, puisque je n’aipoint jamais appris, mais n’y aurait qu’à me mettre àl’école.

Cette réponse me frappa. Je me dis quepeut-être, Marie Menou qui déjà raisonnait si net, deviendrait unedes lumières de son siècle. Il avait aux environs de seizeans.

Après dix huit mois d’études, il commençaà mettre couramment mes habits et à chausser mes bottes, sousprétexte que nous avions la même taille et le même pied. Jamais ilne me maltraitait. Six mois plus tard, Juif-Errant eut la coliqueet en mourut. Marie Menou n’ayant pas pu apprendre à lire, sedégoûta du travail scolaire et me donna mon compte pour se fairehomme politique. Il avait tout ce qu’il faut pour cela.

Je n’ai jamais rien eu de lui que de lavaisselle cassée et le petit conte que je vous envoie : lamoitié de ce petit conte, du moins, celle qui a Lamballe pour lieude scène. Il l’avait dite à mon jardinier la nuit où, sans m’enprévenir, ils enterrèrent Juif-Errant dans le labyrinthe.

Marie Menou ne cacha pas au jardinier queJuif-Errant, dans son opinion, était un « hommecondamné, » et il ajouta qu’ils « avaient parléensemble » tous deux bien des fois.

L’autre partie de l’histoire, l’incendiede la « maison du Juif-Errant » me fut contée à Bléréauprès de Tours, mais on ne sut pas me dire pourquoi le logisincendié portait ce singulier nom.

J’ai réuni ces deux tronçons qui meparaissaient aller ensemble et je les ai collés à l’aide d’unciment d’érudition fantaisiste, fourni par un très-savant médecinque j’aimais à consulter, dès qu’il ne s’agissait point de masanté. Il n’ignorait rien au monde, sinon peut-être son métier, etj’ai trouvé juste de lui donner place dans mon récit, sous le nomdu docteur Lunat.

 

Je ne songeais guères à me convertir quandje publiai, il y a douze ou quinze ans, la fille duJuif-Errant au Musée des Familles[1] etpourtant, derrière la forme légère et même moqueuse de monhistoriette, j’ai retrouvé partout, en la relisant, la pensée deDieu. J’avais besoin de parler de Dieu, et avec la mauvaise hontedes orgueilleux, je tournais incessamment autour de Dieu comme sij’eusse été en peine de chercher le bon endroit pourm’agenouiller.

C’est à ce point de vue seulement, moncher ami, que je vous offre cette bagatelle ; à peine ai-je euà faire ça et là, dans le texte primitif une rature, ou unchangement pour lui donner sa petite case dans la série de meslivres expurgés. Le fond en était déjà chrétien, malgré lescaprices de l’enveloppe voilant l’image de l’infinie Miséricordequi va au long des siècles à travers nos erreurs, nos malheurs etnos crimes.

J’aurai beaucoup plus de mal à vousexpliquer le choix de ce conte à dormir debout que je trie aumilieu de mes paperasses pour l’envoyer précisément à vous le purlettré, le critique délicat, l’érudit, le fin, le curieux, lepoète… Armand de Pontmartin vous a dit toutes ces vérités, et bienmieux que je ne le puis faire, dans la merveilleuse préface qu’il adonnée à vos Dialogues des Vivants et des Morts. Moi, jevais tout uniment vous expliquer mon cas : À mes yeux, lesinnombrables pages que j’ai noircies se valent entre elles, àl’exception de quelques lignes écrites avec le sang de mon cœurblessé à vif, pour célébrer l’heure tardive, mais si belle de maseconde communion. Dans le reste de ce qui est à moi, ce n’est pasla peine de choisir ; j’ai donc pris la première feuille venuepour vous dire que notre rencontre intellectuelle a été une desjoies de ma vie et que je suis votre sincère ami.

 

PAUL FÉVAL.

 

P. S. J’ai ajouté pour parfaire levolume un conte également extrait du Musée des familles oùil portait ce titre : La reine Margot et lemousquetaire[2] et que j’intitule le Carnavaldes Enfants ; pour un motif que vous devinerez.

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