Rocambole – En prison

Chapitre 21

 

 

La rue Marignan est solitaire comme toutes lesrues nouvelles du quartier des Champs-Élysées. Milon et Shokingétaient donc sur le trottoir absolument aussi isolés que s’ils sefussent trouvés en tête-à-tête dans le bureau del’entrepreneur.

– Vraiment ? reprit Milon, quiparvint à dompter l’émotion qui s’était emparée de lui, vous ditesque cette miss Ellen est la mortelle ennemie de Rocambole – pardon,de l’homme gris ?

– Oui.

– Quelle preuve pouvez-vous m’endonner ?

– Venez avec moi, dit Shoking. Jenny etson fils vous répéteront mes paroles.

– Qu’est-ce que Jenny ?

– La mère de Ralph.

– Et Ralph ? demanda Milon.

– C’est l’enfant qui sera un jour le chefde l’Irlande régénérée.

– Et ils sont en France ?

– Ils sont à Paris. C’est moi qui les aiamenés. L’homme gris nous avait donné de l’argent quand nous sommespartis, et puis une lettre de crédit sur vous. Huit jours aprèsnotre arrivée, on nous a volés.

– Et vous n’avez pas portéplainte ?

Un sourire triste passa sur les lèvres deShoking.

– Ceux qui nous ont volés, dit-il, sontplus puissants que nous, et la loi ne les atteint pas.

– En France, dit Milon, la loi atteinttout le monde.

Shoking secoua la tête.

– Ceux-là ne sont pas Français, dureste ; ce sont nos ennemis de Londres qui nous ont suivis, etl’homme gris n’est plus là pour nous protéger.

– Et où sont cette femme et cetenfant ?

– Ils habitent avec moi une mansarde àdeux pas de l’hôpital de Lourcine, dans le plus pauvre quartier deParis, le faubourg Saint-Marcel.

– Tiens, dit Milon, j’ai précisément unchantier par là ; allons les voir, je ferai d’une pierre deuxcoups.

Puis, revenant toujours à son idée :

– Ainsi vous dites que miss Ellen étaitl’ennemie de l’homme gris ?

– L’ennemie acharnée, mortelle, et j’aibien peur que mon pauvre maître ne se soit enterré avec elle.

– Comment cela ?

– Il prétendait qu’il forcerait missEllen à l’aimer.

– Ah ! dit Milon, qui songea à cedon merveilleux de fascination que possédait Rocambole.

Mais ces derniers mots de Shoking ne pouvaientpas modifier l’impression première ressentie par Milon.

– Attendez-moi là, dans ma voiture,dit-il à Shoking, je rentre une minute chez moi, et puis je vousrejoins et nous irons ensemble voir la mère et l’enfant.

Comme Milon n’était qu’à quelques pas de samaison, il y retourna à pied, remonta dans son bureau et écrivit lalettre suivante :

« Le vol est inutile. Nous n’avons plus ànous occuper de miss Ellen. J’ai revu l’Anglais qui venait au nomde l’homme gris. Il m’affirme que miss Ellen est une ennemie et nonune amie, et qu’elle est acharnée à la perte de Rocambole.

« Au lieu de vous en aller, attendez-moi,je vais jusqu’à la rue de Lourcine, et je reviens.

« MILON. »

Puis il remit cette lettre à sa servante etlui dit :

– Quand le milord viendra, tul’introduiras dans mon cabinet.

– Oui, patron.

– Et tu lui remettras cette lettre en lepriant de m’attendre.

– Oui, patron, répéta la servante enprenant la lettre.

– Plus souvent, murmura le naïf Milon,que nous porterons secours aux ennemis du maître !

Et il s’en alla rejoindre Shoking.

*

**

À quatre heures moins un quart, une voitures’arrêta devant la maison de Milon.

Le mylord anglais, – c’est-à-dire Marmouset, –en descendit.

La servante lui remit la lettre ; puiselle l’introduisit avec force révérences dans le cabinet dupatron.

Marmouset ouvrit la lettre et la lut.

– Ma foi ! murmura-t-il, décidément,Milon a raison quand il dit lui-même qu’il est un peu naïf.

Et s’asseyant devant le bureau del’entrepreneur, Marmouset prit une plume et écrivit :

« Tu es un niais. Si Miss Ellen était uneamie de Rocambole, il fallait la délivrer.

« Si elle est une ennemie, il faut ladélivrer d’autant plus et s’en servir au besoin comme d’uninstrument.

« Par conséquent, j’emporte les centmille francs, et je t’engage à ne pas perdre une minute pour allerfaire ta déclaration à la police. »

Cette lettre écrite, Marmouset poussa leverrou de la porte, afin de n’être pas dérangé.

Puis il tira de sa poche un rossignol et unciseau à froid.

– Voyons, se dit-il en souriant, si je mesouviens encore de mon ancien métier.

Et il se dirigea vers le placard quirenfermait la caisse.

En un tour de main, le placard fut forcé.

Milon, on s’en souvient, avait laissé lacaisse ouverte.

Marmouset prit le portefeuille et le fitdisparaître dans une des poches de son waterproof.

Après quoi, il referma la porte du placard, etcomme la serrure ne fonctionnait plus, il mit une chaisedevant.

Il attendit encore environ un quartd’heure.

– Maintenant, filons, se dit-il.

Et il sortit du cabinet la lettre à lamain.

La servante était au rez-de-chaussée de lamaison, et n’avait rien entendu du bruit que Marmouset avait étéobligé de faire pour forcer le placard.

– Aoh ! lui dit-il, votre maîtremanquait complètement d’éducation en faisant attendre un lord commemoâ. Vous lui remettre cette lettre de moâ.

Et prenant un air majestueux et blessé, il mitdeux louis dans la main de la servante un peu étonnée, se dirigeavers la porte et remonta dans sa voiture.

Tout cela fut fait très rapidement, et lefiacre qui avait amené milord était déjà loin, que la pauvreservante n’était pas encore revenue de sa surprise.

Marmouset se fit conduire aux Champs-Élysées,s’arrêta au coin de la rue de Morny, paya le cocher etdescendit.

Puis il gagna à pied les terrains vagues danslesquels se trouvait l’entrée de cette cave qui avait servi de lieude réunion aux compagnons de Rocambole la nuit précédente. Il avaitrelevé le col de son waterproof, de sorte qu’il n’attira pointl’attention des rares passants qu’ilrencontra.

Il entra dans les terrains vagues, gagnal’escalier de la cave et s’y engouffra.

Marmouset allait changer de costume, sedépouiller de ses favoris roux et de son gros ventre et reprendreson apparence ordinaire.

Son cocher, qui avait un mot d’ordre sansdoute, l’attendait au Trocadéro.

Marmouset, après cette nouvelle métamorphose,sortit de la cave, reprit la rue de Morny, gagna le Trocadéro,remonta dans son coupé et retourna tranquillement chez lui, rueAuber, en se disant :

– Mais si miss Ellen est notre ennemie,raison de plus pour la retrouver ! Décidément, je ne feraijamais rien de ce pauvre Milon.

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