Chapitre 48
Le bon gouverneur était sous le poids d’unevéritable oppression.
Jamais peut-être il ne s’était trouvé ensituation aussi délicate.
Pour bien prouver à Marmouset sa sincérité, illui montra le pli que lui avait envoyé le lord chief-justice.
– Voyez, dit-il, quelle position vous mefaites… Si je ne vous satisfais pas…
– Je vous ruine, dit froidementMarmouset.
– Si je vous satisfais, je désobéis à lajustice et à la loi.
– En quoi ?
– En ce que je dois avertir le prisonnieravant minuit.
– Nous aurons fini notre partie à onzeheures.
– Mais cette soirée qu’il consacreranaïvement à jouer aux échecs, le malheureux l’eût passée avec sonavocat.
– Puisque vous dites qu’il seracondamné !
– Et si le lord chief-justice apprendjamais la vérité, je serai destitué !
– Non, dit Marmouset.
– Oh ! fit sir Robert d’un air dedouleur.
– Vous serez félicité, aucontraire !
– Par exemple !
– Et je parierais pour une gratificationde deux mille livres qui vous sera offerte.
– Voilà que je ne comprends plus, murmurasir Robert ahuri.
– Vous me dites, n’est-ce pas ?qu’on juge l’homme gris sans avoir pu découvrir son nom.
– Oui.
– Supposez que demain, à l’audience, vousvous présentiez et appreniez ce nom à la cour d’assises.
– Comment l’apprendrais-je aux autres,puisque je ne le sais pas moi-même ?
– Je vous le dirai.
– Vous ?
– Moi.
– Vous le savez donc ? exclama sirRobert.
Marmouset tira sa montre.
– Il est neuf heures, dit-il.
– Eh bien ?
– Vous allez faire venir mon partenaire àdix heures précises.
– Soit.
– À onze heures moins un quart votrefemme et vos filles se retireront dans leurs chambres.
– Comme chaque soir.
– Nous resterons donc seuls ici :vous, l’homme gris ma femme et moi.
– Et puis ?
– À onze heures un quart, j’appellerail’homme gris par son véritable nom.
– Et s’il le nie ?
– Je vous jure qu’il ne le niera pas.
– Qu’en savez-vous ?
– Quand j’étais en prison avec lui, ilm’a dit : « Je n’ai d’autre intérêt à cacher mon nom quecelui de reculer mon jugement. »
Mais si une fois j’étais jugé, je le dirais àmes juges.
– Oh ! fit sir Robert, est-ce vraice que vous me dites là, gentleman ?
– Très vrai, milord.
– Vous ne vous moquez pas demoi ?
– Un homme qui court après quatremillions ne se moque jamais de personne.
L’observation parut juste à sir Robert.
– Ainsi donc faites venir le prisonnier,dit Marmouset. Si demain vous étiez réprimandé, vous fermeriez labouche au lord chief-justice en lui apprenant que, dans un hautintérêt de la justice, vous avez cru devoir sauter à pieds jointspar-dessus les règlements de la prison.
Sir Robert, ravi, revint dans le parloir avecMarmouset, débita quelques banalités à Vanda, et, au bout d’unedemi-heure, se leva, disant :
– Gentleman, je vais aller chercher votrepartenaire.
En même temps il lui fit un signe qui voulaitdire :
– Surtout que ces dames ne sachentrien !
– Soyez tranquille ! réponditMarmouset par un clignement d’yeux.
Alors, quand sir Robert M… fut parti,Marmouset et Vanda échangèrent quelques mots, non en français, nonen anglais, mais en langue russe.
Marmouset raconta rapidement à Vanda ce quis’était passé durant le jour.
Vanda pâlit en apprenant que le jugement étaitfixé au lendemain.
Mais Marmouset lui dit :
– Tout est prêt pour ce soir.
– Et si le maître ne veut pas noussuivre ?
– Oh ! il faudra bien qu’il noussuive !
– Qui sait ?
– Refuser, d’ailleurs, serait se perdreet nous perdre avec lui.
Vanda hocha la tête :
– Je ne sais pas, dit-elle, mais j’ai ététout le jour d’une tristesse mortelle.
– Bah !
– J’ai de sombres pressentiments.
Marmouset haussa les épaules.
– C’est le climat de Londres qui en estcause, dit-il.
– Et le thé que nous buvons à pleinestasses.
– Mais si notre projet allaitéchouer ?…
– Eh bien ! les fénians travaillentde leur côté. Avez-vous votre poignard, Vanda ?
– Il ne me quitte jamais.
– C’est bien, dit Marmouset. À la grâcede Dieu, maintenant !
Et comme il disait cela, la porte s’ouvrit, etsir Robert M… entra avec Rocambole, toujours vêtu du triste costumedes prisonniers de Newgate.