Rocambole – En prison

Chapitre 47

 

 

Les paroles que prononçait Chapparot donnèrentle change à Polyte, déjà surpris par cette brusque agression.

Il ne put pas supposer que le charbonnierfaisait allusion aux blanchisseuses, et crut, au contraire, qu’ilsavait ce qui s’était passé.

– Ah ! canaille ! dit-il d’unevoix étranglée, tu me lâcheras ou je t’envoie à l’échafaud.

Chapparot jeta un cri de rage et cessa deserrer le cou de Polyte.

Celui-ci profita de ce moment de répit pourcontinuer.

– Tu as assassiné ta femme, j’en ai lapreuve.

Chapparot eut un éclat de rire féroce.

– Je sais bien que vous dites tous çadans le quartier ; mais je me moque de vous.

– Et l’Anglaise que tu as jetée dans laciterne… ajouta Polyte, qui pensait que pour échapper aucharbonnier il devait lui inspirer une terreur profonde.

Mais Polyte se trompait.

Chapparot était une de ces naturels violentes,féroces, brutales, qui s’exaltent dans le crime et qui se voyantdécouvertes, perdent toute mesure et renversent tout obstacle.

– Ah ! tu sais cela aussi ?dit-il.

Et il se rua de nouveau sur Polyte, le reprità la gorge et engagea avec lui une lutte corps à corps.

Cela se passait, avons-nous dit, au milieu decette esplanade où étaient naguère les abattoirs Ménilmontant.

Au nord, la rue Saint-Maur, qui n’a plus qu’uncôté ; au sud, l’avenue Parmentier, qui n’a plus que quelquesmaisons isolées les unes des autres ; à l’est, la rue desAmandiers, prolongeant celle de Chemin-Vert ; à l’ouest, larue Saint-Ambroise.

La nuit était venue, comme elle vient enhiver, tout d’un coup, accompagnée d’un de ces brouillards humidesqui rendent le pavé gras et font rentrer les Parisiens au plusvite.

Chapparot et Polyte étaient seuls.

Polyte appela bien une ou deux fois ausecours, car le charbonnier l’étranglait ; mais ces plaintesétouffées ne furent entendues de personne.

Polyte était jeune, Polyte étaitvigoureux ; mais Polyte n’avait pas la force herculéenne del’Auvergnat.

Il lutta en désespéré ; mais lecharbonnier finit par lui passer la jambe et le renversa.

Puis lui appuyant un genou sur lapoitrine :

– Ah ! dit-il, tu sais trop dechoses !…

Et il lui donna un coup de couteau qu’ilportait toujours dans sa poche et qu’il avait tiré et ouvertrapidement.

Polyte poussa un gémissement étouffé et nebougea plus.

Alors le charbonnier se redressa, les yeuxinjectés de sang et stupides, la sueur au front.

Polyte gisait inanimé devant lui.

Chapparot crut l’avoir tué.

Il eut un rire féroce, voisin de la folie, unrire à faire trembler les bêtes fauves.

– Je vais bien, dit-il, deux femmes et unhomme, et de trois ! Il avait raison, ce garçon, je finiraipar être fauché !…

Il fit un pas de retraite, et sentit que sesjambes chancelaient.

Alors il s’arrêta, promenant un œil ardentautour de lui, mais n’osant plus regarder sa victime.

Les assassins ont parfois de ces hébétementssubits, et peut-être que Chapparot fût resté là longtemps attachéau théâtre de son dernier crime par une force inconnue, s’il n’eûtentendu en ce moment un bruit de voix et de pas.

C’étaient des ouvriers qui remontaient la ruedu Chemin-Vert et qui rentraient chez eux.

Alors Chapparot prit la fuite et courut àperdre haleine jusqu’à la rue Saint-Ambroise.

Une fois là, il descendit sur le boulevard duPrince-Eugène, se dirigea vers le canal, et, pendant une heureenviron, il erra de droite et de gauche, tantôt marchant d’un pasprécipité, tantôt s’arrêtant, tantôt se traînant, comme un ivrognequi bat les murs.

Les dernières paroles retentissaient toujoursà son oreille affolée.

Chapparot avait peur de la guillotine.

Cependant la pluie qui commençait à se dégagerdu brouillard et le vent froid de la nuit lui rendirent un peu decalme.

– Après ça, se dit-il, personne ne m’avu ; qui peut dire que c’est moi ?

Dans la statistique criminelle, on a remarquétrois choses :

La première, c’est que l’assassin, son crimecommis, songe tout de suite à se ménager un alibi ;

La seconde, c’est qu’il est pris d’une soifardente et ne manque jamais d’aller s’étancher dans le cabaret leplus voisin ;

La troisième, enfin, c’est qu’aprèsl’étourdissement de la boisson, il lui faut l’étourdissement dumauvais lieu.

Chapparot prit donc enfin tout naturellementle chemin du marchand de vin chez lequel il prenait ses repas.

C’était l’heure où les clients étaientnombreux et où les conversations étaient animées.

Chapparot entra, cherchant à paraître calme,et comme il était sombre et taciturne d’ordinaire et inspirait àtout le monde une répulsion mêlée de terreur, personne ne luiadressa la parole.

Il alla s’asseoir dans un coin, à une tablevacante.

Le garçon du mannezingue lui apporta sonordinaire, c’est-à-dire sa soupe et son morceau de bœuf, sa chopinede vin et son fromage.

L’inattention générale acheva de calmer lecharbonnier. Il mangea comme à l’ordinaire, il but sa chopine, etpuis il demanda de l’eau-de-vie.

On lui apporta une petite fiole qui coûtaittrois sous et contenait environ un décilitre, ce qu’on nommevulgairement un poisson.

Dans l’état de surexcitation où il était, lecharbonnier était plus accessible à l’ivresse qu’à l’ordinaire.

Le poisson avalé, il en demanda un second etle but pareillement. Il était dix heures du soir, quand il songeaenfin à sortir, ou plutôt quand on songea à le mettre dehors, carl’établissement fermait à dix heures.

Il s’en alla en titubant, et comme il n’avaitplus ses idées bien nettes il reprit machinalement le chemin qu’ilsuivait d’ordinaire.

Il dépassa donc le canal, tourna à gauchedevant l’église Saint-Ambroise et prit la rue de ce nom.

Mais quand il fut à l’esplanade, il fit unbrusque détour. De même qu’il n’avait pas osé soulever la planchede la citerne, de peur de voir le corps de l’Irlandaise flotter surl’eau, de même il n’aurait voulu, pour rien au monde, passer auprèsdu corps de ce jeune homme qu’il supposait avoir tué d’un coup decouteau.

Il se rabattit donc sur l’avenue Parmentier etla suivit jusqu’à la rue des Amandiers.

Puis il suivit cette dernière voie jusqu’aupassage dans lequel il avait sa boutique.

Malgré son ivresse, Chapparot se répétaitmentalement de minute en minute :

– Qui peut dire que c’est moi ?D’ailleurs, j’ai passé ma soirée chez le mannezingue ; il yavait du monde, et j’aurai des témoins, au besoin.

Mais comme il entrait dans le passage, commedéjà il cherchait, dans sa poche la clef de l’allée de la maison,il s’arrêta et ses cheveux se hérissèrent.

La clarté d’une lumière passait à travers lesvitres noircies de l’imposte de la boutique au-dessous de laporte.

Il y avait du monde chez lui…

Alors Chapparot s’imagina que la police, déjàprévenue de son nouveau crime, faisait une descente dans saboutique, et qu’on venait l’arrêter…

Et l’épouvante qui s’empara de lui fut sigrande en ce moment, qu’il rebroussa chemin et prit la fuite àtoutes jambes.

*

**

Chapparot avait-il deviné juste ?

Qui donc s’était introduit à cette heureavancée dans la boutique du charbonnier ?

C’est ce que nous allons vous dire.

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