Rocambole – En prison

Chapitre 24

 

 

Nous connaissons de longue date le bonShoking, et nous savons que la fortune bonne ou mauvaise avait surson humeur et son caractère une notable influence.

Shoking pauvre, misérable, était un garçonjudicieux, prudent, plein de sagacité.

Avait-il en poche quelque argent, cesprécieuses qualités s’émoussaient sensiblement.

On se rappelle encore combien Shoking,métamorphosé en lord, avait été naïf à Londres ; et combien degaucheries il eût faites sans la surveillance rigoureuse de l’hommegris.

Depuis qu’il était à Paris, Shoking avait faitdes prodiges pour faire vivre Jenny l’Irlandaise et son fils, etretrouver Milon, le correspondant de Rocambole.

Baragouinant à peine quelques mots defrançais, il était parvenu à trouver de l’ouvrage et il avaitsoutenu avec la misère un duel.

Son but atteint, Milon retrouvé, sa poche,vide naguère, remplie de louis, Shoking redevint subitement unimbécile.

Une heure auparavant, il avait regardé avecdéfiance ces deux hommes qui rôdaient, en parlant anglais, dans larue du Champ-de-l’Alouette ; et s’il était sorti comme ilétait rentré, c’est-à-dire sans un sou dans sa poche, il n’auraitpas manqué de regarder autour de lui et de voir si les deuxpersonnages n’y étaient plus.

Mais Shoking avait de l’argent.

Il sortit donc sans même retourner la tête etse dirigea vers la rue Pascal.

Le détective Edward le suivit à distance.

Où allait Shoking ?

Il descendait vers les beaux quartiers ;il allait se vêtir convenablement et acheter des habits pour Jennyet pour son fils.

Or, un homme qui est vaniteux comme Shoking nes’amuse pas à aller à pied quand il peut aller en voiture.

Au bout de la rue passait un omnibus.

Shoking grimpa sur l’impériale et se promit deprendre un fiacre au retour.

Deux minutes après l’omnibus s’arrêta pourprendre un voyageur qui avait fait un signe, et Shoking vit monterà côté de lui le détective.

Chose bizarre ! il ne le reconnut pas etne fit même pas attention à lui.

Ce ne fut que lorsque le conducteur monta surl’impériale en faisant entendre d’une voix nasillarde sonfameux : places, s’il vous plaît ! queShoking tressaillit.

Avec un accent fortement anglais, le détectiveavait demandé une correspondance.

À quoi le conducteur répondit qu’on n’endonnait pas à l’impériale.

– Aoh ! fit le détective, je croyaisqu’on donnait toujours des correspondances.

– Nô ! répondit Shoking.

Alors le détective le regarda d’un airétonné.

– Vous, Anglais, aoh ! fit-il.

– Yes, répondit Shoking.

Et Shoking ne reconnut pas en lui l’un desdeux hommes qui rôdaient tout à l’heure dans la rue duChamp-de-l’Alouette.

Le détective était mis comme un gentleman.

À Londres, il n’eût pas même regardéShoking ; mais en ce moment l’esprit de nationalité parutl’emporter sur sa fierté.

Il se mit à causer avec Shoking.

– Vous êtes ici depuis longtemps,sir ? lui demanda-t-il.

– Depuis un mois, répondit Shoking.

Le détective jeta sur son accoutrementmisérable un regard de compassion.

– Vous êtes venu conduire des chevaux,peut-être ?

– Non, dit Shoking.

– Chercher de la besogne ?

– Non, dit encore notre ami Shoking, quela compassion de son national parut choquer.

– Je suis riche, continua le détective,et je n’ai jamais laissé un compatriote dans l’embarras. Voici macarte.

– Merci, gentleman, répondit Shoking, quimit la carte dans sa poche.

L’omnibus s’arrêta dans la rue de Vaugirard àl’Odéon.

Shoking descendit ; le détectivedescendit pareillement.

Puis, tandis que l’omnibus s’éloignait, ilfrappa sur l’épaule de Shoking :

– Mon cher compatriote, dit-il, un filsde la libre Angleterre ne saurait en rencontrer un autre sur le solétranger sans lui faire raison d’un verre de porto ou de xérès. Merefuserez-vous ?

– Assurément non, répondit Shoking.

Le détective le prit par le bras.

– Entrons là, dit-il.

Et il mit la main sur le bouton de la porte ducafé Tabouret.

Quelques étudiants, qui se trouvaient dans lecafé, regardèrent curieusement cet homme bien mis et cet homme enhaillons qui entraient bras dessus bras dessous.

Mais, avec un flegme tout britannique, Shokinget le détective allèrent s’asseoir à une table, dans un coin, et lesecond demanda une bouteille de porto.

Le porto n’est pas un vin à la mode enFrance ; mais on en fabrique a Cette et à Montpellier et lecafé Tabouret en a.

Le porto versé, le détective renouvela sesoffres de service.

Shoking ne dit ni oui ni non.

Seulement un sourire mystérieux passa sur seslèvres.

– Peut-être, reprit le détective,luncheriez-vous volontiers ?

– Oh ! yes, dit Shoking, le lunch meconvient beaucoup.

Le détective appela le garçon et lui demandaune bouteille de bordeaux, du jambon, du roatsbeef froid et dessardines.

Shoking se mit à manger et à boire commequatre ; mais Shoking était un rude buveur, on ne le couchaitpas facilement sous la table.

Son sourire mystérieux prenait peu à peu desproportions plus vastes.

– Excusez-moi, gentleman, dit-il quand iln’eut plus ni faim ni soif : mais j’ai des affaires trèspressées, et je vais être au regret de vous quitter.

Ce disant, il appela le garçon.

– Que faites-vous ? demanda ledétective étonné.

– Je paye, dit froidement Shoking.

Et il tira sa poignée d’or de sa poche et mit,à la grande stupéfaction du garçon, un louis sur la table.

Et comme le détective paraissait non moinsstupéfait, Shoking, qui avait prémédité depuis un quart d’heurecette petite scène, dit en souriant :

– L’habit ne fait pas le moine,gentleman. Je suis un lord excentrique ; je voyage pourétudier les mœurs des différents pays, et quand vous m’avez trouvé,je venais de parcourir le faubourg Saint-Marcel. Très curieux, trèscurieux, ce faubourg ; il ressemble à Spitheafield deLondres.

– Mais, dit le détective qui parutinstantanément saisi de respect, Votre Seigneurie daignera-t-elleau moins m’apprendre son nom ?

– Je m’appelle lord Vilmot, réponditShoking, dont la nature fanfaronne et vaniteuse avait tout à couprepris le dessus.

Et il se leva avec la dignité d’un vrai lordquittant son siège au Parlement.

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