Rocambole – En prison

Chapitre 2

 

 

Le Limousin poursuivit :

– Je ne suis un pas malin, mais je nesuis pas non plus innocent au point de croire qu’une belledemoiselle comme ça peut sourire à un pauvre maçon, si elle n’a pasbesoin de lui.

– Ah ! tu crois qu’elle a besoin detoi ? dit l’invalide.

– Puisque je vous dis qu’elle estprisonnière.

– Je crois que tu es fou, Limousin. Lesprisonnières ne quittent pas leur prison.

– Oh ! ça dépend.

– Et on ne les promène pas envoiture.

– Puisque que ceux qui la gardent sontavec elle.

– J’en ai vu de toutes les couleurs,murmura l’invalide en frisant sa moustache ; un zouave, çaconnaît tout. Mais celle-là est la plus forte que j’aie jamaisentendue.

– Mon vieux, reprit le Limousin,écoutez-moi donc jusqu’au bout, et vous verrez…

– Parle !

– Vous pensez bien que je n’ai pasréfléchi tout de suite.

La première fois que j’ai vu la demoiselle àsa fenêtre, je suis tombé amoureux, ni plus ni moins que si j’avaisreçu un coup de merlin sur la tête.

C’était un samedi.

J’ai manqué me jeter en bas des échafaudages,et le maître compagnon m’a dit vingt fois, ce jour-là, que si jen’allais pas plus fort à l’ouvrage, on me renverrait duchantier.

Mais le lendemain, c’était un dimanche, lepremier dimanche du mois, le dimanche de paye, par conséquent.

J’avais si bien perdu la tête, que je m’ensuis allé avec mon argent chez un marchand d’habits, qui est toutauprès d’ici, sur la place Gaillon, et qu’il m’a habillé comme unbourgeois pour dix-neuf francs dix sous.

Je m’en suis venu rôder alors autour duchantier ; mais ce n’était pas pour l’ouvrage ni pour lescamarades, qui s’en allaient tous aux barrières ; c’était pourtâcher de voir la belle demoiselle et me rendre compte de cequ’elle pouvait être.

La maison où elle demeure est la dernière dela rue Louis-le-Grand avant la tranchée, comme vous pouvez levoir.

– Après ? dit l’invalide.

– Elle demeure au troisième et elleoccupe tout l’appartement dont les principales fenêtres donnent surla rue. Je m’imagine que celle où je l’ai vue et où je la revoisquelquefois est celle d’un cabinet de toilette.

– C’est quelque grande cocotte, ditnaïvement le soldat de Crimée.

Le Limousin eut un geste d’indignation.

– Ne te fâche pas, dit l’invalide.Mettons que ça soit une princesse et conte-moi ton affaire jusqu’aubout.

Le Limousin reprit :

– Vous pensez bien que, si fou que jefusse, je n’allais pas de but en blanc monter dans la maison,sonner aux portes et dire : C’est moi le maçon qui aime labelle demoiselle blonde.

– Ah ! elle est blonde ? ditl’invalide.

– Comme une Anglaise qu’elle est.

– Voilà que c’est une Anglaise, àprésent !

– Oui, mon ancien.

– Alors nous l’appellerons miss.Continue.

– En face de la maison, il y a un petitcaboulot qu’on a ouvert quand les démolitions ont commencé ;nous y trouvons la goutte le matin et nos patrons y déjeunent.C’est là que l’Auvergnat traite ses affaires.Connaissez-vous l’Auvergnat, mon ancien ?

– Non.

– C’est un gros homme qui ne sait ni lireni écrire, qui a des bagues plein les doigts et des diamants à sachemise ; il a une veste bleue et un chapeau de paille, etc’est lui qui achète les démolitions pour les revendre. Il a deschantiers à la barrière du Trône, où on trouverait des milliers deportes et de croisées d’occasion, des moellons et de la pierre àrebâtir Paris, et où les petits entrepreneurs et les architectesqui travaillent dans la banlieue achètent tous leurs matériaux.

Mais le dimanche, le caboulot est désert.

J’allai donc m’y installer. Je bus une goutte,puis une chopine, puis je mangeai un morceau de fromage, et je neperdis pas de vue un seul moment la porte de la maison.

Il y a un écriteau jaune sur la porte avec desmots anglais.

On m’a expliqué que cela voulait direappartements garnis.

L’Anglaise était en meublé. Mais elle avaittout un étage.

Tandis que je regardais toujours la porte, ily avait un grand diable d’homme qui se promenait sur le trottoir,comme s’il avait attendu quelqu’un, mais en réalité pour observertous les gens qui entraient et sortaient.

C’est un rousse, que je me dis.

Le concierge de la maison est unsoiffeur. Il n’y a pas un marchand de vin du quartier quin’ait sa visite le matin avant huit heures.

Comme je regardais toujours les fenêtres dutroisième en mangeant mon pain et mon fromage, il entra.

– Là ! mon vieux, lui dis-je,voulez-vous boire un coup ? J’ai touché ma paye, c’est moi quirégale.

Le pipelet ne se le fit pas répéter. Ils’assit avec moi, comme si nous nous étions toujours connus.

J’avais mon idée, je voulais le fairejaser.

Au troisième verre de vin, je lui dis :Vous avez une maison conséquente, n’est-ce pas ?

– Oui, me répondit-il, mais nous avonsdeux étages non meublés, et ce n’est pas toujoursagréable.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il nous arrive souvent un tasd’histoires avec les étrangers ; nous avons en ce moment uneAnglaise…

Je devins de toutes les couleurs, mais il nes’en aperçut pas, et continua :

– Il paraît que c’est une jeune fille dela haute, la fille d’un lord, qui s’est sauvée. Elle estdescendue ici avec une femme de chambre et deux domestiques, tousAnglais.

À peine installée, elle a fait venir unevoiture et s’est mise à courir Paris. Elle cherchait quelqu’un.

Le soir, comme elle rentrait, deux hommes sesont présentés et ont demandé à lui parler.

Les deux hommes se sont établis chez elle, ontrenvoyé les domestiques et lui en ont donné d’autres. Elle ne peutplus faire un pas sans eux. Deux ou trois fois elle a essayé de meparler dans l’escalier, mais il y a toujours un des deux hommesavec elle.

Ils la mènent au bois, au spectacle, mais ilsne la quittent pas plus que leur ombre.

C’était là tout ce que savait le pipelet.

Il paraît que les Anglais ne font pas ledimanche comme nous, ils ne sortent pas ce jour-là. Je passai doncla journée dans le caboulot sans l’avoir même aperçue.

Le lendemain, il fallut reprendre le bourgeronet revenir au chantier.

Comme je me mettais à la besogne, la fenêtres’ouvrit et je la vis.

Elle paraissait me chercher des yeux.

Enfin, elle m’aperçut et se mit encore àsourire.

Cette fois, on eût entendu battre mon cœur duboulevard des Capucines.

Personne ne faisait attention à nous.

Et comme je la regardais toujours, elle mitson doigt sur ses lèvres pour me recommander la discrétion, et, enmême temps, elle laissa glisser de ses doigts un papier quidescendit à travers l’espace en tourbillonnant sur lui-même et allatomber derrière un tas de planches.

Elle me fit un dernier signe qui voulaitdire :

– Ce papier est pour vous.

Puis elle ferma sa fenêtre et disparut.

J’étais loin du tas de planches, et je nepouvais pas y aller sans être vu par les camarades ; mais lerepas du matin était proche, et, quelque impatient que je fusse,j’attendis…

– Et puis ? fit l’invalide.

– Et puis vous aller voir que je n’ai pasde chance, ni elle non plus, murmura le Limousin en poussant ungros soupir…

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