Rocambole – En prison

Chapitre 3

 

 

Le soldat de Crimée avait fini pars’intéresser si fort au récit du Limousin qu’il avait négligé demettre du bois dans le brasier.

Le feu s’éteignait peu à peu, et lepittoresque fouillis de matériaux et d’échafaudages rentrait peu àpeu dans les ténèbres.

Le Limousin continua :

– Je me disais : Dans un quartd’heure nous irons tous déjeuner ; alors je passerai derrièreles planches et je prendrai le papier.

Je commençais à comprendre, du reste que labelle Anglaise avait besoin de moi, et qu’elle ne savait comment mele faire savoir.

Mais, patatras ! voilà que tout d’un coupun monsieur entre dans le chantier et demande à parler au maîtrecompagnon.

Moi, ne me défiant de rien, je le regarde.

C’était un homme d’âge et qui paraissaitrespectable.

J’ai cru que c’était le propriétaire duterrain ou bien un architecte de la Ville.

Le maître compagnon, en le voyant, se dérangeaussitôt et va à sa rencontre.

Alors un camarade l’entend quidisait :

– Monsieur, je suis le locataire del’appartement qui est là-haut, au troisième. J’ai laissé tomber parla fenêtre un papier d’une certaine importance. Je vous demande lapermission d’aller le chercher.

Et voilà que mon homme s’en va droit au tas deplanches, ramasse le papier et le met dans sa poche.

Tout cela s’est fait si vite que je n’y ai vuque du feu et que notre homme était déjà hors du chantier que jen’avais pas eu le temps de faire ouf !

– Ça fait, dit l’invalide, que tu n’aspas su ce que le billet contenait ?

– Non.

– Et elle, l’as-turevue ?

– Oui, tous les matins elle ouvre safenêtre, me regarde et semble attendre quelque chose.

– C’est-à-dire qu’elle ne sait pas que tun’as pas eu le billet ?

– Ça, c’est vrai, et elle esttriste !… triste, que c’est à vous fendre l’âme.

– Et tu n’as pas essayé de pénétrer dansla maison ?

– Non.

– Tonnerre ! dit l’invalide, nousétions plus hardis que ça dans les zouaves.

– Que feriez-vous donc à ma place, monancien.

– J’entrerais par la porte.

– Et l’homme qui se promène sur letrottoir ?

– Je lui tordrais le cou.

– Et le pipelet ?

– Je lui paierais à boire.

– Et les deux hommes qui sont là-haut etcouchent dans l’appartement ?

– Je leur passerais sur le corps.

Le Limousin secoua la tête.

– Ce n’est pas mon idée, dit-il.

– C’est que tu n’es pas un vieux de lavieille comme moi, mon garçon.

Le Limousin eut un fin sourire.

– Je n’ai pas été soldat, cela est vrai,dit-il ; mais je me ferais tuer bien volontiers pour elle, etje ne tiens pas à ma peau…

– Alors, risque-la…

– Non, ce n’est pas mon idée.

– Pourquoi ?

– Quand j’arriverais jusqu’à elle enbousculant tout je ne la délivrerais pas tout de même : aucontraire. Et je veux la délivrer.

– Et comment feras-tu ?

– Je vous ai dit que j’avais monidée.

– Bon ! voyons ça.

– Il n’y a que huit jours à attendre.

– Ah ! il faut attendre huitjours ?

– Oui, le temps qu’on ait monté ledeuxième étage sur la maison que nous reconstruisons. Mais voussavez, ça va vite, une fois qu’on a pris la pierre, comme ondit ; le plus long, c’est la limousinade : lescaves, les voûtes, tout ce qui est moellon, quoi ! Mais unefois qu’on prend la pierre qui arrive toute taillée, toutenumérotée, et qu’on monte à la vapeur, ce n’est rien du tout.

– Je sais cela, dit l’invalide ;mais quand le deuxième étage sera monté, que feras-tu ?

– Le plancher hourdé, je me trouveraipresque de plain-pied avec sa fenêtre ; ce sera comme quand jel’ai vue la première fois.

– Alors vous pourrez parler ?

– Ce n’est pas ça. Entre cette maison quenous reconstruisons et la sienne, il n’y aura qu’une cour de sixmètres.

– Bon.

– J’attendrai une nuit bien sombre et lemoment où je serai seul avec vous.

– Et puis ?

– Je poserai une planche de la maisonneuve à sa maison, et je passerai.

– Eh ! dit l’invalide, tu es plushardi que je ne pensais, mon garçon !

– Vous sentez bien que lorsqu’on est surle bâtiment depuis l’âge de dix ans, on marche sur les échafaudagesà cent pieds de haut sans que la tête vous tourne. J’arriverai doncà la fenêtre, je frapperai doucement. Si on vient m’ouvrir, je luidis : « Fiez-vous à moi. »

Et je la prends dans mes bras, et jel’emporte ; et les deux hommes qui la gardent n’ont pas eu letemps de se réveiller que l’oiseau s’est envolé de sa cage.

C’est-y ça, mon ancien ?

– Tu n’es pas bête, pour un Limousin, ditl’invalide.

– Vous devinez maintenant pourquoi, aulieu de m’en aller comme les camarades à six heures, je reste et jecouche au chantier.

– Parbleu !

– Vous ne me trahirez pas, aumoins ?

– Je suis soldat, répondit l’invalide,non seulement je ne te trahirai pas, mais je t’aiderai, si jepuis.

Et l’invalide tendit sa main à l’ouvrier.

Le feu s’était éteint. Mais les premièresclartés de l’aube glissaient sous le ciel pâle de novembre, et lespierrots commençaient à s’éveiller sous les toits.

L’invalide, levant la tête, jeta les yeux dansla direction que lui indiquait le doigt du Limousin et aperçut lafenêtre dont celui-ci lui avait parlé.

Tout à coup cette fenêtre s’ouvrit.

Une tête pâle, enfiévrée, apparut alors, etl’invalide jeta un cri d’admiration.

L’Anglaise exposait son front brûlant au ventfrais du matin.

– Qu’elle est belle ! dit le soldatamputé.

L’Anglaise ne le regardait pas, ou plutôt neles avait point aperçus.

– Sais-tu au moins comment elles’appelle ? demanda l’ancien zouave.

– Le pipelet m’a dit son petit nom.

– Ah !

– Elle se nomme miss Ellen.

Et comme le Limousin parlait ainsi, l’Anglaiseabaissa les yeux vers le chantier, tressaillit en apercevant lepauvre maçon, et, une fois encore, elle se prit à lui sourire,comme si elle eût deviné en lui son libérateur.

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