Chapitre 15
Sir Robert M… parti, Rocambole dit àBarnett :
– Tu es toujours fort étonné ?
– Assurément, gentleman.
– Eh bien ! tu le seras biendavantage dans deux heures d’ici.
– Vraiment ?
– Car on va nous séparer.
Barnett étouffa un cri ; et il regardaRocambole avec la tristesse d’un chien fidèle qu’on sépare de sonmaître.
– Mais sois tranquille, mon pauvreBarnett, nous nous reverrons.
Barnett leva les yeux au ciel.
– Si Calcraft le permet, dit-il.
– Ah çà ! fit Rocambole, serais-tuvéritablement condamné à mort ?
– Nullement, gentleman. Mais… c’est vousqui le serez…
– Ne t’inquiète pas de moi, mon ami. Voiscomme je suis tranquille.
– En effet, dit Barnett, vous paraissezvous moquer de Calcraft comme de sir Robert M…
– Exactement la même chose.
– Vous êtes bien heureux, gentleman.
– Mais, dis-moi, reprit Rocambole, pourcombien de temps es-tu encore ici ?
– Je puis m’en aller demain.
– Ah !
– J’avais fait mon temps, quand on m’amis auprès de vous pour vous espionner.
– Je m’en doutais.
– Et on m’avait promis une prime.
– De combien ?
– De cinquante livres.
– Tu en auras deux cents quand tusortiras.
– Oh ! dit Barnett d’un cri dedoute, qui donc me les comptera ?
– Moi, dit Marmouset.
– Vous allez donc sortir, vousautres ?
– Pas aujourd’hui, mais demain.
– Mais, dit Barnett, qui leva de nouveausur Rocambole un œil dévoué, je ne tiens pas à m’en, aller,moi.
– Mais tu t’en iras, mon pauvregarçon.
– Et pourquoi ?
– Parce que, maintenant, on n’a plusbesoin de toi.
Tu ne sais pas le javanais.
Et Rocambole et Marmouset se prirent à rire denouveau.
– On n’a jamais vu à Newgate desprisonniers aussi gais, murmura Barnett.
– Or, poursuivit Marmouset, puisque nousallons être séparés et qu’on va te rendre la liberté, il faut quenous puissions nous retrouver.
– C’est juste, dit Barnett.
– D’abord pour qu’on te donne tes deuxcents livres.
– Moi, dit Barnett, pour que vous mepreniez à votre service et que je sois au nombre de ceux quitenteront de délivrer le maître.
– Pour l’un et pour l’autre. Où donc teretrouverai-je ?
– Quand on m’a arrêté, je logeais dansOld Franck Lane.
– À quel numéro ?
– Au n° 7.
– Et tu allais le soir à la taverne tenuepar master Wanstoone ? dit Rocambole.
– Oui, gentleman.
– Eh bien ! dit Marmouset, sois-ydans trois jours, à huit heures du soir.
– J’y serai.
Comme Barnett prenait ce rendez-vous, la portede sa cellule s’ouvrit de nouveau.
Master Dixon, le gardien-chef, parut.
– Hé ! Barnett ! dit-il.
– Voilà, monsieur, dit l’Irlandais.
– On vous demande au parloir.
– Encore son frère assurément, ricanaRocambole.
Master Dixon regarda l’homme gris detravers.
Alors Barnett fut pris d’un momentd’irritation, et il serra la main de l’homme gris.
– Au revoir, dit-il.
Puis il suivit le gardien-chef en essuyant unelarme.
Quand il fut dans le corridor, master Dixonlui dit :
– Je vais te conduire au greffe.
– Pourquoi faire ?
– Tu signeras ta levée d’écrou, tureprendras tes vêtements, et tu t’en iras.
– Mais, dit Barnett, je suis donclibre ?
– Oui, et on n’a plus besoin de toi.
– Alors on me comptera la prime qu’on m’apromise.
– Non.
– Pourquoi donc ?
– Parce que tu n’as été d’aucuneutilité.
Barnett ne répondit rien ; mais il sejura de servir l’homme gris et de lui appartenir corps et âme.
*
**
Tandis que Barnett s’en allait, sir Robert M…ne perdait pas son temps.
Il s’était jeté dans un cab et s’était faitconduire en toute hâte chez le révérend Patterson.
Celui-ci, en le voyant entrer, devina degraves événements.
– Ils se connaissent ! dit sirRobert M…
– Je n’en ai jamais douté, répondit lerévérend.
– Et ils parlent entre eux une singulièrelangue.
– Laquelle ?
– Le javanais.
– Ah ! ah !
– Et je me demande, fit sir Robert M…comment ils l’ont apprise.
– Eh ! c’est bien simple, dit lerévérend, les fénians ont de nombreuses ramifications dansl’Inde.
– Vous croyez ?
– Nana Saïb en avait plusieurs dans sonarmée. Vous pensez bien que ces gens-là sont les mortels ennemis del’Angleterre.
– Naturellement.
– Et qu’ils vont partout où l’Angleterrea des ennemis.
– Oui, dit sir Robert M… Mais à présentnous les tenons, et nous saurons le vrai nom de l’homme gris.
– Vous savez le javanais ?
– J’ai un de mes prisonniers, un matelot,qui le sait, avec une forte prime…
– Mais ils ne parleront pas devantlui…
– Ils parleront quand ils se croirontseuls, vous oubliez l’appareil mécanique Hudson.
– Comment le ferez-vous poser dans leurcachot sans qu’ils s’en aperçoivent ?
– On le pose à l’heure même dans uneautre cellule.
– Ah !
– Et ils y seront transférés ce soir.
– Ne se douteront-ils de rien ?
– Je ne le crois pas. J’ai fait rendre laliberté à Barnett.
Dès lors la cellule est trop grande pour deuxprisonniers.
– Parfait ! dit le révérend.
Et cependant, quand sir Robert M… fut parti,le front assombri du révérend ne se dérida point.
– Voilà qui est bizarre, murmurait-il.J’ai transmis depuis hier deux dépêches à sir James Wood avec ordrede revenir et de ramener miss Ellen, et sir James Wood ne me répondpas…
Que lui est-il donc arrivé ?…