Rocambole – En prison

Chapitre 26

 

 

Le Wapping s’éveillait, et minuit allaitsonner.

Ce quartier de Londres, que nous avons décritsi minutieusement autrefois, est un de ceux où la vie nocturne a leplus de racines.

À huit heures du soir, le passant ne rencontreplus dans les rues que de braves gens qui rentrent précipitammentchez eux pour dormir trois ou quatre heures.

Les magasins sont fermés, les public-housesdéserts ; les enfants ont cessé de jouer dans les squares etne se vautrent plus dans les ruisseaux.

À dix heures, un silence de mort règnepartout, depuis les docks jusqu’à la rue Saint-George, depuis laTour de Londres jusqu’à la Tamise.

Le Wapping est alors une véritablenécropole.

Mais tout à coup, un peu après onze heures, unmurmure, vague d’abord, se fait entendre.

Une fenêtre s’ouvre ça et là.

Çà et là une lumière brille derrière lesvolets d’une boutique ou les persiennes d’une croisée.

Les établissements de nuit s’ouvrent un àun.

Une foule silencieuse descend dans larue ; puis, à mesure qu’elle grossit, cette foule commence àmurmurer à mi-voix d’abord, plus haut ensuite.

Est-ce une émeute qui gronde ?

Nullement, c’est le Wapping qui s’éveille,c’est la vie nocturne qui commence.

Les matelots envahissent les tavernes, etaussi les voleurs, les pickpockets et toute cette population sansaveu qui grouille dans l’East End.

Les belles de nuit accostent sans pudeur lespassants ; les tables se dressent aux coins des rues, dans lescarrefours, sur les places, sous le porche des temples,partout.

On soupe, on boit, on se querelle, mais à voixbasse, afin de ne pas mécontenter le policeman qui se promène çà etlà grave et silencieux.

– Ne dormez pas, si tel est votre bonplaisir, dit la loi anglaise, mais ne troublez pas le sommeil devotre voisin.

Elle dit aux filles de joie :

– La libre Angleterre n’admet pas levice, elle ne l’élève pas à la hauteur d’une institution, elle neveut pas vous connaître. En plein jour votre vue pourrait choquerles femmes honnêtes, les jeunes filles qui ont un fiancé, les mèresde famille et les épouses chastes.

Mais la nuit vous ne les rencontrerez pas.

Faites donc ce que vous voudrez, pourvu quecela se passe convenablement et sans bruit.

Or donc, ce principe étant admis que la femmehonnête ne circule pas la nuit dans les rues de Londres, la filleperdue est chez elle.

Elle peut rire, si son rire n’est pas tropbruyant, et tenir à ceux qu’elle rencontre les propos les pluscyniques…

Le policeman qui passe les entend et se prendà sourire.

Le policeman, du reste, est bon diable.

Toujours calme, toujours flegmatique, il ne semêle que de ce qui le regarde et a le plus grand respect de laliberté individuelle.

Une femme honnête ne peut sortir, à pied,passé huit heures du soir, traverser les rues de Londres sanscourir le risque d’être insultée.

Mais, à minuit, le risque devientcertitude.

Il y avait dans Well-Close square unevingtaine de filles qui se querellaient à mi-voix, quand miss Ellenet Marmouset arrivèrent.

Mais miss Ellen avait revêtu le costume dedames des prisons, et, dès lors, elle n’avait rien à craindre.

La dame des prisons inspire un respectfanatique au peuple de Londres.

Quand on la voit passer avec une robe grisedont la cagoule lui couvre entièrement le visage, la foule s’écarteavec respect et le rire cynique de la fille de joie s’éteint.

Quelle est celle, du reste, de cesmalheureuses qui n’ait un peu donné son âme et son cœur à quelquemisérable comme elle, que la potence attend ?

Quelle est celle qui ne se souvient pas quedurant la dernière nuit de cet homme qu’elle a aimé, une dame desprisons est venue le consoler et lui parler de la miséricordeinfime de Dieu ?

Miss Ellen s’avança donc dans Weil-Closesquare, et le silence s’y fit tout à coup, comme parenchantement.

Les matelots cessèrent de chanter, leursdignes compagnes de se quereller, et chacun s’écarta avecrespect.

Marmouset était enveloppé dans un de cesmanteaux ou plaids qu’on appelle macfarlanes, et il en avait relevéle collet, de sorte qu’on ne voyait guère que le haut de sonvisage.

Il conduisit miss Ellen vers le milieu dusquare, la fit asseoir sur un banc et s’assit auprès d’elle.

– L’abbé Samuel, dit-il, ne peut tarder àvenir.

Et, en effet, comme il disait cela, une ombrequi se tenait immobile sous l’auvent d’une porte s’agita alors etse mit en marche.

Un homme s’avançait vers le banc où miss Ellenétait assise.

Cependant, à deux pas de distance, il s’arrêtahésitant.

Le capuchon de miss Ellen ne lui permettaitpas de reconnaître la jeune fille et il avait peur sans doute de setromper.

Mais Marmouset fit un pas à sa rencontre.

– Êtes-vous l’abbé Samuel ? dit-iltout bas.

– Oui ; et vous êtes-vous leFrançais ?

– Oui, dit Marmouset à son tour, voilàcelle que vous attendez.

Alors l’abbé Samuel qui était enveloppé d’unmanteau couleur muraille, s’approcha de la jeune fille.

– Nous avons le temps, dit-il, attendons,miss Ellen.

– Cependant il est minuit, dit la jeunefille.

– Oui, mais le feu vert ne brille pasencore.

– De quel feu parlez-vous ?

Il étendit la main vers un coin de la place etmontra le toit d’une maison.

– Tout à l’heure, dit-il, une flammeverte apparaîtra sur ce toit l’espace d’une seconde.

– Est-ce un signal ?

– Oui.

– Et nous attendons que cette flammeapparaisse ?

– Nous n’avons pas attendu longtemps, ditla jeune fille.

En effet, au même moment, une flamme vertecouronna le toit, brilla quelques secondes et s’éteignit.

– Maintenant, dit l’abbé Samuel, venez,miss Ellen.

Puis, s’adressant à Marmouset :

– Quant à vous, monsieur, dit-il, où nousretrouverons-nous ?

– Ici, dit Marmouset.

– Peut-être nous ferons-nous attendrelongtemps.

– Oh ! répondit Marmouset, j’ai descigares. Et puis l’homme gris m’a donné de la besogne.

– Ah !

– Je dois aller au bal Wilson chercherdes amis à lui, entre autres un matelot nommé William et une filledu nom de Betzy.

Je vous demande une heure.

– Allez, dit l’abbé Samuel.

Et marchant à côté de la sœur des prisons, ilajouta :

– Votre habit me sert d’égide, missEllen.

– Ah ! fit la pauvre fille.

– J’ai fait des miracles pour arriverjusqu’ici sans être arrêté. Mais à présent je ne crains plus rien.Quel est le policeman qui oserait s’approcher d’un homme quiaccompagne une sœur des prisons ?

Miss Ellen prit le bras du prêtre, et ilsparvinrent bientôt dans le dédale des petites rues qui avoisinentWell-Close square.

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