Rocambole – En prison

Chapitre 22

 

 

Cependant Milon avait suivi Shoking.

Le trajet de la rue de Marignan à la rue deLourcine, considérable autrefois, est relativement court maintenantpar le boulevard des Invalides et le boulevard Montparnasse, quis’appelle boulevard de Port-Royal, dans son prolongement à traversle faubourg Saint-Marcel et le quartier des Gobelins.

Au bout de cette dernière avenue, on prend larue Pascal, on longe l’hôpital et on tombe dans l’antique rue duChamp-de-l’Alouette.

Ce fut là que Shoking conduisit Milon.

Là aussi on commence à pressentir un Parisnouveau ; mais un Paris encore informe, un champ de batailleplutôt qu’une ville, un monde qui sort du chaos.

La pioche des démolisseurs a déjà bouleverséce vieux faubourg misérable et peu pittoresque du reste ;puis, après les démolisseurs, modernes Vandales, sont venus lesLimousins reconstructeurs.

Mais ni les uns ni les autres n’ont achevéleur œuvre.

La vieille maison tombe çà et là parlambeaux ; la nouvelle sort à peine de terre.

C’est le manteau d’Arlequin en pierres et engravats. Comme dans Chaillot métamorphosé, il y a beaucoup deterrains vagues à côté de maisons toutes neuves, et la pierre detaille qui monte au soleil a pour voisine encore la vieille baraqueaux murs vermoulus, aux allées noires, aux cinq étages écrasés,ventrus, hideux, à la cour sans air et sans lumière de cinq piedscarrés, entre les pavés de laquelle pousse verte, humide et drueune herbe de cimetière.

Vers le milieu de la rue, sur la gauche, enentrant par la rue Pascal, il y avait une de ces maisons-là.

En face était un chantier de construction.

Devant le chantier un écriteau, et sur cetécriteau ces mots :

Milon, entrepreneur de maçonnerie.

– C’est ici, dit Shoking en montantl’allée noire de la vieille maison.

– En face de mon chantier, dit Milon.

– C’est parce que j’ai vu votre nom là,reprit Shoking, que j’ai pu me procurer votre adresse. Puis, commevous m’aviez mal reçu, je n’osais plus revenir. Seulement, Jenny etmoi, nous espérions toujours que vous viendriez visiter vos travauxet que vous auriez pitié de nous.

– Hélas ! dit Milon, j’ai tant deconstructions en train dans Paris, que je ne puis les surveillertoutes et que je me repose pour les plus éloignées sur mescontremaîtres. Je suis pourtant venu ici l’autre jour.

– Je ne vous ai pas vu, dit Shoking.Depuis huit jours, du reste, j’avais trouvé un peu d’ouvrage.J’étais entré comme palefrenier chez un marchand de chevaux, duboulevard de l’Hôpital. Mais il a vendu la moitié de son écurie etil n’a plus besoin de moi.

Tandis que Milon et Shoking échangeaient cesquelques mots, deux hommes avaient passé et repassé plusieurs foisdevant le chantier, et semblaient s’intéresser quelque peu à ce quepouvaient faire ensemble le pauvre Shoking en haillons etM. Milon, le riche entrepreneur.

Ces deux hommes n’avaient riend’extraordinaire à première vue, et ils paraissaient même être desimples flâneurs du quartier, se promenant pour prendre l’air etrendre hommage au génie de M. le Préfet de la Seine.

Mais ils parlaient bas, et, à un moment donné,Shoking, auprès duquel ils passaient, tressaillit.

Il avait cru surprendre un mot d’anglais.

Ce geste de surprise de Shoking ne leuréchappa probablement pas, car ils s’éloignèrent aussitôt.

– Qu’avez-vous donc ? demandaMilon.

– Il me semble que ce sont des Anglais,dit Shoking.

– Ce n’est guère le quartierpourtant.

– Méfions-nous-en…

– Pourquoi ?

– Parce que très certainement la policede Londres, qui nous a fait voler à notre arrivée à Paris, ne nousperd pas de vue.

Milon haussa les épaules.

– S’ils font les méchants avec nous,dit-il, je les ferai assommer par mes Limousins. Allons voir lamère et l’enfant.

Et tous deux s’engouffrèrent dans l’alléenoire de la vieille maison ; mais les deux hommes quiparlaient anglais étaient demeurés au coin de la rue Pascal, et ilsles avaient vus entrer.

Shoking n’avait point chargé le tableau de lamaison où Jenny, Ralph et lui se trouvaient depuis leur arrivée àParis.

Une pauvre chambre sans meubles, sanscheminée, ouvrant sur les toits par une tabatière, était tout leurlogis.

La mère et l’enfant couchaient sur un grabat,Shoking s’accommodait d’un tas de paille.

Il y avait un morceau de pain et une cruched’eau sur une table boiteuse.

Milon fut frappé de ce dénûment profond, enmême temps que de la beauté un peu souffrante et du grand air derésignation et de dignité de l’Irlandaise.

Shoking sauta au cou de Jenny :

– Nous sommes sauvés, dit-il, voilàM. Milon, l’ami de l’homme gris, notre père.

Milon se prit à caresser l’enfant, qui leregardait avec ses grands yeux un peu étonnés.

– Mes amis, dit-il, vous ne resterez pasici un jour de plus. Ma maison est grande, et vous y vivrez avecmoi jusqu’à ce que le maître nous ait donné de ses nouvelles etm’ait transmis des ordres à votre égard.

Et comme les inquiétudes de Milon à propos deRocambole le reprenaient, il se prit à la questionner.

Le récit de Jenny fut en tout semblable àcelui de Shoking, et il se trouva que leur version coïncidait aveccelle de Vanda, qui revenait de Londres.

Puis, Shoking lui raconta alors que, débarquésà Paris avec des lettres et de l’argent, ils avaient été volés.

Par qui ? Ils ne l’avaient pas sud’abord ; mais le maître de l’hôtel garni dans lequel ilsétaient descendus s’était parfaitement souvenu qu’un autre Anglaisavait occupé une chambre voisine sur leur carré et était partiprécipitamment le jour du vol.

– Le mal n’est pas grand, leur dit Milon,puisque vous m’avez retrouvé et que j’ai de l’argent.

Alors il convint avec Shoking, à qui il remitune dizaine de louis, que celui-ci irait acheter des vêtementsconvenables pour eux trois, qu’il prendrait une voiture et seferait conduire rue de Marignan, avec Ralph et Jenny.

Et, se souvenant de Marmouset, qui devaitvenir chez lui à quatre heures, et qui, certainement, pensait-il,renoncerait à voler les cent mille francs après avoir lu sa lettre,il les quitta et regagna son cabriolet.

Les deux hommes qui parlaient anglais étaienttoujours dans la rue.

Ils regardèrent Milon s’éloigner, et Milon neles vit pas.

Alors l’un des deux murmura :

– Il faut pourtant que nous sachions ceque ce gros homme est allé faire là-haut.

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