Rocambole – En prison

Chapitre 46

 

 

Mais la mère Vincent, – c’était le nom de lamère de Polyte, – n’était pas femme à laisser ainsi son dîners’envoler et prendre la route du ciel.

Elle s’élança dans l’escalier et cela sirapidement, elle monta les marches avec une telle vitesse, qu’ellearriva au dernier palier juste au moment où Polyte rentrait dans legrenier, son butin à la main.

Alors la portière jeta un cri en se trouvanten la présence d’une femme encore jeune et belle et qui laregardait avec un étonnement plein d’inquiétude.

Et la mère Vincent crut comprendre, tout en necomprenant pas du tout.

Et elle s’écria :

– Ah ! vagabond ! ah !mauvais sujet ! on t’en fichera du lard aux oignons, un litreà seize et un pain blanc pour nourrir tes donzelles !

Mais Polyte déposa la casserole, le pain et levin sur une table qui se trouvait dans un coin du grenier ;puis, fermant la porte et prenant littéralement sa mère à lagorge :

– Mais puisque vous êtes venue jusqu’ici,dit-il, taisez-vous donc, maman, et écoutez !

Il y avait dans la voix, dans le geste de sonfils une telle autorité que la portière se tut et, bouche béante,le regarda.

– Vous voyez cette femme ! dit alorsPolyte, en lui désignant Jenny toute tremblante.

– Oui ; eh bien ?

– Sans moi, elle serait morte.

– Que veux-tu dire ?

– Vous savez le charbonnier du passage,Chapparot ?…

– Oui, qui a tué sa femme ?…

– Juste, maman. Eh bien ! il a jetécette femme dans la citerne, où je l’ai repêchée il y a uneheure.

Les cheveux dénoués de l’Irlandaise étaientencore imprégnés d’eau, et il suffit d’un regard à la portière pourjuger que son fils ne mentait pas.

La mère Vincent était criarde,cancanière ; mais, comme son fils, elle avait bon cœur.

Une fois qu’elle fut bien convaincue qu’ellen’avait point affaire à quelque drôlesse de petit théâtre, àquelque fille ramassée on ne sait où par son mauvais sujet de fils,et que celui-ci lui disait la vérité, elle s’apitoya sur le sort del’Irlandaise et écouta le récit de Polyte dans tous sesdétails.

Et Polyte disait à l’Irlandaise que son filsétait vivant et qu’il lui rendrait dans quelques heures.

Et la mère Vincent forçait l’Irlandaise àmanger et à boire, et Jenny, songeant à son fils, que Polytepromettait de lui rendre, pleurait de joie.

– Voyons, maman, dit alors Polyte, fautpas faire les enfants, ni vous, ni moi. Faut avoir duvice.

La portière le regarda.

– Vous pensez bien que si Chapparot lecharbonnier a jeté cette femme qu’il ne connaissait pas dans laciterne, c’est qu’on lui avait donné de l’argent pour faire lecoup. Il a de l’or plein ses poches.

– Ah ! la canaille dit laportière.

– Par conséquent, poursuivit Polyte, iln’est pas seul à en vouloir à cette femme ; il faut seméfier.

– Ça, bien sûr, dit la mère Vincent.

– J’irais bien trouver le commissairetout de suite ; mais si Chapparot voyait arriver les sergentsde ville, il serait capable d’étrangler le petit.

La portière et Jenny frissonnèrent.

– Il faut donc que cette femme reste icijusqu’à ce que nous ayons son fils.

– Oui, oui.

– Que vous en ayez bien soin…

– Oh ! tu peux y compter.

– Et que personne ne la voie.

– Bien sûr.

– Ensuite, faut que vous me promettiez detenir votre langue, mais là, sérieusement.

– Je te le promets.

– Et de ne pas aller chez lesvoisines.

– Je ne bougerai pas.

– Si c’est comme ça, dit Polyte, tout irabien. Voici qu’il est six heures et il fait nuit. C’est le momentoù Chapparot ferme sa boutique et s’en va manger un morceau chez lemannezingue. Nous en profiterons.

Et Polyte laissa l’Irlandaise aux soins de samère et redégringola l’escalier, à cheval sur la rampe.

Quand il fut dehors, il s’en retourna flânerdans le passage. Les petites blanchisseuses avaient fini par leremarquer, et l’une d’elles qu’on appelait Pauline lui jeta unetendre œillade.

Chapparot était toujours sur sa porte et,cette fois, moins préoccupé sans doute, il regarda Polyte et fronçale sourcil.

Non point qu’il eût la moindre idée que lejeune homme s’occupait de lui et l’espionnait.

Mais Chapparot éprouva un moment de colère enle voyant passer et repasser devant la boutique desblanchisseuses.

C’est que cette brute humaine, cet hommefarouche qui avait tué sa femme, chassé sa fille et qui vivait sousle poids d’une animadversion générale, cet homme était jaloux.

– Jaloux de quoi ?

Les chansons et les éclats de rire des petitesblanchisseuses l’avaient longtemps agacé ; puis il s’était misà les regarder et il y en avait une, cette même Pauline qui faisaitles doux yeux à Polyte, qui l’avait fait tressaillir des pieds à latête.

Chapparot était un homme établi ; ilavait de l’argent ; la petite blanchisseuse n’avaitprobablement pas le sou.

Il était veuf, et rien ne l’empêchait de seremarier et d’épouser une jeunesse.

Chapparot s’était dit cela un matin, et quandun sac de charbon ou une voie d’eau sur l’épaule il passait devantla porte des blanchisseuses il jetait à la petite Pauline un regardde sinistre convoitise et songeait à en faire madame Chapparot.

Or, il arriva, ce soir-là, que Polyte, quiparaissait occupé exclusivement des blanchisseuses, alors qu’enréalité il attendait que le charbonnier s’en allât, il arriva,disons-nous, que Polyte excita tout à coup l’attention et lajalousie de l’Auvergnat.

Pauline vint sur le pas de la porte pour viderun baquet plein de savonnage.

Polyte fit un pas en arrière.

– Ah ! monsieur Polyte, ditl’espiègle, vous n’aimez pas vous mouiller les pieds, ça sevoit.

– Tiens ! dit Polyte, qui n’avaitjamais boudé à une jolie fille, vous me connaissez ?

– Pardine !

– Et d’où me connaissez-vous ?

– Vous avez joué la comédie auxDélass’-Com’, n’est-ce pas ?

– C’est vrai.

– Et vous étiez joliment drôle,allez !

Polyte se trouva flatté.

– Est-ce que vous ne pourriez pas medonner un billet de théâtre un de ces jours ? dit encorePauline.

– Certainement, mam’zelle.

– Vous serez le roi des hommes. Mercid’avance ! Chut ! la patronne regarde par ici… Mais sivous voulez me voir, ce soir, à neuf heures…

– Où donc çà ?

– À l’entrée du passage. J’y serai. Nousrigolerons un brin.

Et Pauline rentra dans la boutique.

Chapparot était pâle de fureur. Il avait fermésa boutique, mais il ne s’en allait pas.

– Hé ! vieux coquin, pensa Polyte,il me semble que tu me regardes ?

Et il s’en alla pour ne pas éveiller pluslongtemps l’attention du charbonnier.

Alors, celui-ci se mit en route à sontour.

La nuit était venue, l’esplanade des abattoirsétait déserte.

Polyte s’y engagea le premier.

– Quand je te verrai tranquillementattablé chez le mannezingue, pensait-il, je reviendrai.

Mais, comme Polyte, usant des ruses familièresaux gens de police, qui, au lieu de suivre un homme, le filent,c’est-à-dire passent devant ; comme Polyte, disons-nous,traversait l’esplanade, il entendit courir derrière lui.

Et, se retournant, il aperçut Chapparot qui seruait sur lui et le prit à la gorge, lui disant avec un accent defureur concentrée :

– Ah ! tu te mêles de ce qui ne teregarde pas, gringalet !

Et le charbonnier attacha ses deux mains commeun étau de fer au cou de Polyte suffoqué…

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