Rocambole – En prison

Chapitre 9

 

 

Depuis deux ou trois ans, le côté gauche desChamps-Élysées, en haut du rond-point, a complètement changéd’aspect.

L’ancien village de Chaillot a disparu, et lemagnifique hôtel de la duchesse d’Albe, qui avait un parc deplusieurs hectares, a fait place à des terrains encore nus, maisqui, demain, seront couverts par une ville toute neuve.

Çà et là se dresse une construction à peineachevée ; la rue de Morny prolongée n’est bornée que par desterrains à vendre qui, pour la plupart, appartiennent àl’Assistance publique.

Quelques entrepreneurs hardis commencent àbâtir, mais les maisons ne sortent pas encore du sol.

À minuit, ce quartier est désert : on n’yrencontre même pas une voiture de place.

Pourtant les Champs-Élysées sont à deux pas,et, sur l’autre côté, le faubourg Saint-Honoré est plein de bruitet de lumière.

La plaine de Chaillot demeure une vastesolitude, et le passant qui aurait l’imprudence de s’y attarder,courrait grand risque d’y être dévalisé par quelque palefrenieranglais devenu pickpocket à ses moments perdus.

Cependant, ce soir-là, à peu près à l’heure oùle malheureux Limousin se trouvait précipité dans l’espace d’unehauteur du troisième étage, la rue de Morny prolongée vit un petitcoupé de maître s’arrêter à l’angle des Champs-Élysées.

Le coupé était brun, attelé d’un beau trotteuret conduit par un tout jeune cocher.

Un jeune homme ouvrit la portière etdescendit.

Le cocher jeta un regard quelque peu étonnéautour de lui, comme s’il eût cherché des yeux la maison absentedans laquelle son maître allait faire une visite nocturne.

Le jeune homme, qui était enveloppé dans ungrand manteau imperméable, dont il avait relevé le col, car unepetite pluie fine et serrée commençait à tomber, le jeune homme,disons-nous, alluma son cigare, puis il dit au cocher :

– Tu peux rentrer.

– Je n’attends pas monsieur ?

– Non. Va-t’en.

Le cocher tourna bride ; mais en mêmetemps il tourna la tête, curieux sans doute de savoir où son maîtrepouvait aller à pareille heure.

Mais le jeune homme, qui, sans doute, n’étaitpas d’humeur à satisfaire cette curiosité, attendit forttranquillement à la même place que le coupé qu’il venait de quittereût descendu les Champs-Élysées et dépassé le rond-point.

Alors il se mit en marche d’un pas rigide,longeant cette rue sans maisons et se dirigeant vers le Trocadérorécemment nivelé.

Quand il eut dépassé la rueFrançois Ier, également sans maisons, à ce point dejonction, il s’arrêta de nouveau.

Un bruit était parvenu à son oreille ;deux hommes marchaient derrière lui en causant à mi-voix.

Le jeune homme s’effaça contre une despalissades qui servaient de clôture aux terrains à vendre etattendit.

À mesure qu’ils approchaient, les deux hommesse détachaient plus nettement dans l’obscurité, et bientôt il futaisé de voir qu’il s’en trouvait un qui était d’une staturecolossale.

– Ce doit être Milon, pensa le jeunehomme.

Les deux hommes n’étaient plus qu’à quelquedistance de lui.

L’un disait :

– Alors, patron, il ne faudra pas vousdéranger cette nuit.

– Non.

– Sous aucun prétexte ?

– À moins que l’Anglais qui est déjà venuhier soir ne revienne.

– C’est toujours au même endroit que vousallez ?

– Toujours.

– Alors, je puis m’en aller,patron ?

– Oui. Bonsoir.

– Bonsoir patron.

Et le plus petit des deux hommes tourna lestalons et redescendit du côté des Champs-Élysées, tandis que lecolosse continuait sa route.

Mais alors le jeune homme quitta sa retraiteimprovisée et fit un pas vers lui.

– Qui est là ? dit le colosse.

– Est-ce toi, Milon ?

– Oui, monsieur ; ah ! pardon,je ne vous reconnaissais pas, monsieur Marmouset.

– Il fait assez noir pour que tu soisexcusable.

Et Marmouset, car c’était bien l’ancien élèvede Rocambole, tendit la main à Milon, ce vieux serviteur fidèle dumaître.

– Vous le voyez, dit Milon, je suis exactà notre rendez-vous mensuel.

– Moi aussi, dit Marmouset.

– Et, continua Milon, je suis bien sûrque personne ne manquera.

– Excepté Vanda peut-être.

– Pourquoi ?

– Je l’ai envoyée en Angleterre.

Marmouset passa son bras sous celui deMilon.

– Elle le retrouvera peut-être,ajouta-t-il.

Milon secoua la tête. Puis, d’une voixémue :

– Ah ! dit-il, j’ai bien peur que lemaître ne soit mort.

Marmouset haussa les épaules :

– Tu disais la même chose il y a quatreans, quand le maître était dans l’Inde.

– C’est vrai.

– Et le maître est revenu.

– C’est encore vrai. Mais vous savez leproverbe : « Tant va la cruche à l’eau…

– Qu’elle se brise », n’est-cepas ?

– Oui, dit Marmouset ; mais, outreque tu n’es pas respectueux en comparant Rocambole à unecruche…

– Excusez-moi, balbutia Milon toutconfus, j’aurai beau faire, je ne serai jamais qu’une bête.

– Tu oublies que ce diable d’homme joueavec la mort le sourire aux lèvres ? acheva Marmouset.

– Avec tout cela nous sommes sansnouvelles ?

– Oui.

– Et depuis plus de six mois.

– C’est encore vrai.

– Il n’y a pas loin pourtant de Londres àParis… et si le maître ne nous donne pas signe de vie…

– C’est qu’il a ses raisons pour cela,dit Marmouset. Mais tu parlais tout à l’heure d’un Anglais…

– Ah oui, dit Milon.

– Qu’est-ce que cela ?

– Je vais vous le dire.

Ils avaient continué à marcher, et, s’arrêtanttout à coup devant un terrain clos, Milon passa la main entre deuxplanches et pratiqua une brèche.

– Nous ne sommes pas les premiers,dit-il.

Et il entra dans le terrain.

Marmouset le suivit, disant :

– Voyons, qu’est-ce que cetAnglais ?

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