Rocambole – En prison

Chapitre 25

 

 

Sir James Wood avait dit à son confrère ledétective qu’une heure lui suffisait pour enlever l’enfant et lemettre en lieu sûr.

Or il y avait bien plus d’une heure queShoking et lui lunchaient.

Le détective Edward pensa qu’il pouvait donclaisser aller Shoking où bon lui semblait.

Shoking triomphant lui tendit la main d’un airprotecteur.

– Venez donc me voir à mon hôtel un deces soirs et prendre le thé, lui dit-il.

– Ce sera beaucoup d’honneur pour moi,dit le détective.

– J’habite hôtel de la Paix, placeVendôme, poursuivit Shoking. Excusez-moi, je n’ai pas de cartes surmoi.

Shoking était ravi d’avoir jeté de la poudreaux yeux.

– Adieu, sir, dit-il encore.

– Au revoir, milord, répondit ledétective.

Ils se quittèrent à la porte du caféTabouret.

Le détective parut vouloir suivre la rue deVaugirard, et Shoking descendit vers le carrefour de l’Odéon.

Shoking était un peu gris, mais gris à lafaçon des Anglais, qui ont une si grande habitude de l’ivresse etune peur si salutaire de la cour de police, qu’ils marchent droitet, par un effort de volonté suprême, ne battent jamais lesmurs.

Il arriva donc sans encombre au carrefour del’Odéon.

C’est le quartier par excellence des marchandsd’habits.

On trouve chez eux du vieux et du presqueneuf.

Shoking entra dans une boutique, s’exprima deson mieux en montrant trois louis et fut servi à souhait.

Pour soixante francs, il eut habit et pantalonnoirs, bottes, chapeau, pardessus et en outre une chemiseblanche.

Il était entré mendiant, il sortitgentleman.

Un gentleman ne saurait se passer degants.

Shoking entra chez une mercière et se paya unepaire de gants peau de chien, du plus beau rouge sang-de-bœuf.

Alors seulement il songea à Jenny et à sonfils.

– Diable ! se dit-il, mais je ne meconnais guère en nippes de femme. J’aurais mieux fait d’emmenerJenny avec moi.

Et il se mit à tenir le haut du pavé, enjetant un regard complaisant dans toutes les glaces qui setrouvaient sur son chemin, et il arriva de nouveau ainsi dans larue de Vaugirard.

En la traversant, il entra dans leLuxembourg.

La première personne qu’il aperçut dans lejardin fut le détective Edward.

Celui-ci avait acheté un journal, s’étaitassis sur un banc et paraissait plongé dans sa lecture.

Shoking eut un nouvel accès de vanité.

Il s’approcha du détective.

Sir Edward ne leva même pas la tête.

Alors Shoking toussa.

Le détective quitta son journal et il eut unpetit mouvement de surprise.

– Sir, dit Shoking, vous n’allezpeut-être pas me reconnaître.

– Ah ! milord, est-cepossible !

– En vous quittant, dit Shoking je mesuis jeté dans une voiture et je suis allé changer de vêtements àmon hôtel.

Maintenant je vais assister à la séance duSénat.

Le détective salua.

– Mais auparavant, poursuivit Shoking,trop ivre déjà pour n’avoir pas soif, nous allons boire unenouvelle bouteille de porto.

– Je n’ai rien à refuser à VotreSeigneurie ; et même, continua Edward, bien que je ne soisqu’un simple gentleman, tout au plus esquire, je supplierai VotreSeigneurie de me laisser payer cette fois.

– Je vous le promets, dit Shokingtoujours protecteur.

Et ils retournèrent au café Tabouret, oùShoking n’était pas fâché de montrer une pelure nouvelle.

Le détective pensait :

– On ne sait ce qui peut arriver. SirJames n’a peut-être pas fini sa besogne. Autant amuser cet imbécileun bout de temps.

Et ils s’attablèrent.

Shoking était déjà gris, nous l’avons dit. Ilfit honneur à la bouteille de porto du détective ; puis,toujours magnifique, il en demanda une seconde et unetroisième.

Mais il ne l’acheva pas et roula sous latable.

Alors le détective s’approcha du comptoir etexpliqua à la dame, en fort bon français, que Shoking était unAnglais excentrique, très riche et pas mal ivrogne, comme onpouvait le voir, et qu’on n’avait qu’à le porter sur un banc duLuxembourg, où il cuverait tranquillement son vin ; ce qui futexécuté sur-le-champ par deux garçons et sous ses yeux.

*

**

Les ivrognes de profession ont l’ivressecourte.

Trois ou quatre heures après, Shokings’éveilla et ouvrit les yeux.

Il rassembla ses souvenirs et la mémoire luirevint.

– Double brute que je suis ! sedit-il.

Et il songea à Jenny et à Ralph quil’attendaient, et à Milon qui lui avait donné rendez-vous dans lasoirée.

Qu’était devenu le gentleman Edward ?

Shoking ne se le demanda même pas.

Il prit ses jambes à son cou, traversa lejardin en courant, car on allait fermer les grilles, et se trouvasur le boulevard d’Enfer.

Une chose consolait Shoking de sa mésaventure,– l’absence de l’homme gris, le seul homme qu’il eût craint dans savie et devant lequel il eût jamais rougi de son intempérance.

Shoking se jeta dans une voiture et indiqua aucocher la rue du Champ-de-l’Alouette.

– Bah ! se dit-il tandis que levéhicule se mettait en chemin, il n’y a pas grand mal à tout cela.Je vais garder la voiture, j’y ferai monter Jenny et sonfils ; nous irons ensemble acheter des habits et nous nousferons conduire ensuite chez Milon.

Un quart d’heure après, le fiacre s’arrêtait àla porte de la pauvre maison où ils occupaient une mansarde depuistrois semaines.

Shoking monta lestement l’escalier.

Au dernier étage il s’arrêta stupéfait :la porte était ouverte et la mansarde était vide.

En même temps une voisine, une petite ouvrièrequi demeurait sur le carré, dit à Shoking :

– Votre femme et votre enfant sontpartis.

– Partis ! exclama Shoking.

– Oui.

– Mais quand ? mais comment ?pourquoi ? balbutia-t-il.

– C’est un de vos compatriotes qui estvenu les chercher.

– Un Anglais ?

– Oui.

Shoking sentit ses cheveux se hérisser et lasueur perler à son front.

Et, se souvenant pour la première fois alorsde ces deux hommes qui rôdaient autour de la maison quand il étaitvenu avec Milon, et songeant au gentleman qui l’avait grisé,Shoking jeta un cri de terreur et s’élança dans l’escalier comme unhomme qui a subitement perdu la raison.

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