Rocambole – En prison

Chapitre 19

 

 

Marmouset reprit :

– En rapprochant le récit que nous a faitl’invalide, parlant pour le Limousin, de ce que je devine, voici cequi a pu se passer :

Miss Ellen, que nous envoie Rocambole, estarrivée à Paris.

À peine débarquée, elle s’est mise en campagnepour nous retrouver ; mais les détectives sont arrivés et sesont constitués ses gardiens.

Or, mon ami, voilà où j’acquiers la certitudeque la police française s’est mêlée de cette affaire. La loianglaise ne peut rien en France, et il aurait suffi que miss Ellense plaçât sous la protection du commissaire de police du quartierpour qu’elle fût débarrassée de ses deux drôles.

– Pourquoi donc ne l’a-t-elle pasfait ?

– Parce que les deux détectives avaientpris les devants.

– Comment cela ?

– Ils ont dû aller à l’ambassadeanglaise, laquelle les aura recommandés à la Préfecture depolice.

– Et la préfecture de police ?

– Leur aura donné un ordre d’arrestationavec la faculté de ne pas s’en servir, si cela n’était pasnécessaire.

– Ah ! je comprends, dit Milon.

– Donc, suis bien mon raisonnement. Tu ascent mille francs dans ta caisse.

– Bon !

– Je te les vole.

– Ce qui n’est pas dangereux, dit Milonen riant.

– Tu vas porter plainte et la police semet en campagne.

– Et puis ?

– Dès la première investigation, ellereconnaît que le voleur ne peut être qu’un Anglais.

– À quoi voit-elle cela ?

– Ne t’en préoccupe pas, c’est monaffaire.

– Fort bien.

– La police songe alors aux deuxdétectives qui ont probablement enfermé miss Ellen, et elle se meten rapport avec eux.

– Ah ! ah !

– Dès lors, je me fais chasser par eux,et tandis qu’ils me prennent pour le gibier, je deviens réellementle chasseur, et nous retrouvons miss Ellen.

Milon regarda Marmouset avec une naïveadmiration :

– Il y a des moments, dit-il, où je vousprendrais volontiers pour le maître lui-même.

Marmouset se prit à sourire :

– Il est probable, dit-il, que siRocambole n’avait pas trouvé de l’étoffe chez moi, il ne m’auraitpas fait son élève, et, d’un affreux voyou que j’étais, il n’auraitpas fait un parfait gentleman.

– Cela est vrai, fit Milon. Mais…

– Mais, quoi ?

– Vous me volez mes cent mille francs, eton vous arrête.

– Cela dépendra.

– Comment vousjustifierez-vous ?

– D’abord, on ne m’arrêtera pas.

– Ah !

– Et puis, si on m’arrêtait, je sauraisbien me tirer d’affaire, sois tranquille.

– Alors, c’est bon, dit Milon, faisonscomme il vous plaira.

– À quelle heure es-tu chez toi,toujours ?

– À midi, c’est le moment où mes maîtrescompagnons viennent prendre mes ordres.

– C’est bon, rentre chez toi etattends-moi.

Et Milon, docile, Milon le colosse s’enalla.

*

**

Comme on a pu le voir, Milon était revenu àson ancien métier ; car, on se souvient qu’après la mort de samaîtresse, la mère d’Antoinette et de Madeleine, et avant queM. de Monfort l’envoyât au bagne, il s’était faitmaçon.

Marmouset l’avait commandité, et en attendantqu’un ordre de ce maître mystérieux qu’on appelait Rocambole luidonnât une autre mission, il occupait des centaines d’ouvriers etfaisait tout doucement fortune.

Milon habitait rue de Marignan, à deux pas del’hôtel de Vanda.

La maison, à de certaines heures, avait toutel’animation d’une vaste administration, les jours de payesurtout.

Les ouvriers du bâtiment, maçons, tailleurs depierre, ravaleurs, menuisiers, couvreurs, charpentiers etserruriers s’y croisaient sans relâche.

Le vieux colosse était là, actif,bienveillant, juste surtout, écoutant les réclamations, donnant desordres à ses contremaîtres, et, du fond de son bureau, faisantmarcher vingt constructions différentes.

Or, ce jour-là était précisément un samedi, lepremier samedi du mois, et Milon réglait ses comptes d’ouvriers,lorsque, au moment où midi sonnait, une voiture s’arrêta à laporte.

C’était une voiture de grande remise, louée àla journée, et de laquelle les ouvriers qui, en attendant leurtour, s’étaient approchés de la fenêtre du bureau de Milon, virentdescendre un personnage singulier.

Était-ce un jeune homme ou un vieillard ?Nul n’aurait pu le dire.

C’était un homme au visage coloré, aux favorisd’un rouge ardent, au front un peu chauve et qui était affligé d’unpénible embonpoint.

Il portait un habit bleu et un pantalon tropétroit ; son cou disparaissait dans un large faux-col roidecomme du parchemin.

D’énormes breloques étaient suspendues à songilet, et il avait de gros diamants à sa chemise.

Enfin, il s’appuyait péniblement sur une canneà pomme d’or et était coiffé d’un de ces grands chapeaux à formedroite qu’on ne fabrique qu’en Angleterre.

– Maître Milon ? demanda-t-il à laservante qui vint lui ouvrir.

On l’introduisit dans le bureau.

Milon le regarda avec étonnement.

– Mossié, dit le personnage, je avél’honneur de vous salouer, je été lord Candaule, pair d’Angleterre,et je été descendu à Meurice hôtel.

Milon tressaillit et salua.

– Le docteur de moâ, poursuivit mylord,il ordonnait le séjour de Paris pour la santé de moâ, et je voléconstruire une maison pour moâ dans les Champs-Élysées.

Milon se leva, ouvrit une porte qui donnaitdans une pièce où était la caisse, et il y fit entrer le nouveauvenu.

Alors, quand la porte se fut refermée,l’Anglais se mit à rire :

– Tu ne me reconnais donc pas ?fit-il sans aucun accent anglais cette fois.

– Marmouset ! exclama Milon.

– Pardieu !

– Oh ! le diable lui-même…

– Tu penses bien, dit Marmouset, rianttoujours, que ce n’est pas la peine d’être l’élève de Rocambolepour ne pas savoir se grimer et se déguiser.

– Comment ! c’est vous ?

– C’est moi.

– Et vous venez me voler ?

– Non, pas encore. Je viens préparer monvol.

– Ah !

– Seulement, je voulais être vu, et c’estpour cela que j’ai choisi l’heure où tu as beaucoup de monde.

– Maintenant, causons…

Et Marmouset que, selon l’expression de Milon,le diable lui-même n’aurait pas reconnu, s’assit tranquillement enface de Milon stupéfait.

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