Rocambole – En prison

Chapitre 31

 

 

Traversons maintenant la petite place siirrégulière de Old Bailey et entrons dans Newgate.

Sir Robert M…, le bon et jovial gouverneur, neriait plus depuis la veille.

Sir Robert M… était un homme anéanti.

Après le départ de Marmouset et du premiersecrétaire de l’ambassade de France, il avait été tellement ému,que, un moment, sa femme et ses deux filles avaient craint pour saraison.

C’est que la loi anglaise ne couvre pasd’inviolabilité les fonctionnaires qui se trompent.

Le policeman qui arrête un citoyen paisible etle prend pour un malfaiteur s’expose à des dommages-intérêtsconsidérables.

À plus forte raison le gouverneur d’uneprison, qui se méprend aussi grossièrement que s’était mépris cepauvre sir Robert M…

Marmouset était capable de lui demander unmillion d’indemnité, et ce qu’il y avait d’épouvantable, c’est quela justice accueillerait cette prétention, au moins en partie, etsir Robert M…, en songeant à cela, sentait ses cheveux se hérisser,et il se voyait complètement ruiné et forcé peut-être d’abandonnersa position de gouverneur.

Le soir de ce jour néfaste, il s’était mis àpleurer comme un enfant.

La nuit avait été sans sommeil pour lui.

Dès le matin, chaque coup de cloche annonçantque quelqu’un voulait pénétrer dans Newgate bouleversait le pauvrehomme à ce point qu’il croyait voir entrer un solicitor muni d’unerequête, et lui venant donner assignation à comparaître devant letribunal, au nom du gentleman injustement emprisonné.

La matinée s’était pourtant écoulée et sirRobert n’avait rien vu venir.

Alors il avait eu une idée insensée.

Il s’en était allé voir l’homme gris et luiavait dit :

– J’étais plein de bonté pour vous,gentleman, et vous m’en avez récompensé par la plus noireingratitude.

À quoi l’homme gris, c’est-à-dire Rocambole,s’était mis à rire.

– Gentleman, poursuivit sir Robert M…avec cette langue infernale que vous parliez, vous avez encouragémon erreur.

– Mylord, répondit Rocambole, je vous aipourtant bien prévenu que je ne connaissais pas ce gentleman.

– C’est vrai, et je n’ai pas voulu vouscroire, mon Dieu ! soupira sir Robert M…

– Ah ! dame ! poursuivitRocambole, ma situation n’est pas très belle, j’en conviens, maisje ne voudrais pas être à votre place non plus.

– Croyez-vous donc que ce gentlemandonnera suite à ses menaces ?

– J’en suis sûr.

– Seigneur Dieu !

– Et vous êtes un homme ruiné paravance.

Sir Robert M… avait des larmes dans lesyeux.

– Cependant, reprit Rocambole, je vaisvous donner un conseil.

– Parlez, parlez vite.

– Le gentilhomme est fort riche…

– Raison de plus pour qu’il ne cherchepas à me ruiner.

– Il est excentrique.

– Ah !

– Je suis persuadé qu’avant de vousactionner en justice, il vous viendra voir.

– Eh bien ?

– Et qu’il vous demandera quelque chosed’extraordinaire.

– Mais quoi donc ?

– Je n’en sais rien ; mais c’est maconviction.

– Et alors ?

– Alors, faites ce qu’il vous demandera,vous le désarmerez peut-être…

– Ah ! dit sir Robert, vouscroyez ?

– Dans votre position, mylord, il fautessayer de tout, répondit flegmatiquement Rocambole.

Sir Robert M… poussa un profond soupir.

– Je vous remercie, dit-il, et même jevous demande pardon des paroles qui me sont échappées tout àl’heure.

Puis il fit un pas de retraite, et seretournant :

– Vous n’avez besoin de rien,gentleman ?

– Pardon, fit Rocambole en souriant.

– Parlez.

– Vous avez oublié sans doute, mylord, dem’envoyer des journaux ce matin.

– Ah ! c’est juste.

– Et s’il vous plaisait de me fairedonner le Times ou l’Evening Star…

– Je vais vous les envoyer tous lesdeux.

– Ensuite, Mylord, dit encore Rocambole,je désirerais vous faire une question.

– Je vous écoute.

– Quand me juge-t-on ?

– Je l’ignore.

– Mais enfin, on me jugera ?

– Oui, aussitôt qu’on sera fixé sur votreidentité et votre vrai nom.

Rocambole éclata de rire :

– Alors, dit-il, je crois que je serailongtemps le protégé de Votre Honneur.

Sir Robert M… s’en alla un peu réconforté parles paroles de son prisonnier.

Il entra dans son appartement et demanda sipersonne n’était venu !

– Personne ! lui répondit-on.

Sir Robert M… respira et manifesta mêmel’intention de déjeuner.

Nous l’avons dit précédemment, le logement dugouverneur, à Newgate, est situé sur la rue Old Bailey.

C’est une maison dans une maison, c’est-à-direqu’il y a entre le greffe, qui fait partie de ses appartements, etla prison proprement dite une muraille épaisse dans laquelles’ouvre une porte de fer basse et garnie de barreaux énormes.

Le gouverneur peut entrer et sortir à touteheure sans avoir à franchir cette porte, et il peut recevoir chezlui autant de visiteurs qu’il lui plaît.

Il a même une entrée particulière qui setrouve entre les deux fameuses portes que le peuple de Londres asurnommées l’entrée et la sortie.

Le prisonnier pénètre dans la prison parl’une, et quand il en sort par l’autre, c’est pour trouver deplain-pied la plate-forme de la potence.

Sir Robert M… se mit donc à table.

Mais il avait à peine la bouche pleine qu’uncoup de sonnette, retentissant à la porte du milieu, le fittressaillir.

Il cessa de manger et regarda sa femme et sesfilles avec épouvante.

Une seconde après, un domestique lui apportaune carte sur un plateau.

Sir Robert M… prit cette carte, y jeta lesyeux et pâlit ; il avait lu :

FÉLIX PEYTAVIN

gentleman français

Strand, hôtel des Trois-Couronnes,

Et le domestique lui dit :

– Ce gentleman insiste beaucoup pour voirVotre Honneur.

– Ah ! mes enfants ! soupirasir Robert M… en regardant ses filles les yeux pleins de larmes,c’est peut-être la ruine qui entre sous notre toit.

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