La Cousine Bette

Chapitre 10L’amoureux de Bette

Les rires d’Hortense étaient en ce moment causés par un triompheremporté sur l’obstination de la cousine Bette, elle venait de luisurprendre un aveu demandé depuis trois ans. Quelque dissimulée quesoit une vieille fille, il est un sentiment qui lui fera toujoursrompre le jeûne de la parole, c’est la vanité! Depuis trois ans,Hortense, devenue excessivement curieuse en certaine matière,assaillait sa cousine de questions où respirait d’ailleurs uneinnocence parfaite : elle voulait savoir pourquoi sa cousine nes’était pas mariée. Hortense, qui connaissait l’histoire des cinqprétendus refusés, avait bâti son petit roman, elle croyait à lacousine Bette une passion au cœur, et il en résultait une guerre deplaisanteries. Hortense disait : « Nous autres jeunes filles !» en parlant d’elle et de sa cousine. La cousine Bette avait, àplusieurs reprises, répondu d’un ton plaisant : « Qui vous dit queje n’ai pas un amoureux ? » L’amoureux de la cousine Bette,faux ou vrai, devint alors un sujet de douces railleries. Enfin,après deux ans de cette petite guerre, la dernière fois que lacousine Bette était venue, le premier mot d’Hortense avait été:

– Comment va ton amoureux ?

– Mais bien, avait-elle répondu ; il souffre un peu, cepauvre jeune homme.

– Ah ! il est délicat ? avait demandé la baronne enriant.

– Je crois bien, il est blond… Une fille charbonnée comme je lesuis ne peut aimer qu’un blondin, couleur de la lune.

– Mais qu’est-il ? que fait-il ? dit Hortense. Est-ceun prince ?

– Prince de l’outil, comme je suis reine de la bobine. Unepauvre fille comme moi peut-elle être aimée d’un propriétaire ayantpignon sur la rue et des rentes sur l’Etat, ou d’un duc et pair, oude quelque prince Charmant de tes contes de fées ?

– Oh ! je voudrais bien le voir !… s’était écriéeHortense en souriant.

– Pour savoir comment est tourné celui qui peut aimer unevieille chèvre ? avait répondu la cousine Bette.

– Ce doit être un monstre de vieil employé à barbe debouc ! avait dit Hortense en regardant sa mère.

– Eh bien, c’est ce qui vous trompe, mademoiselle.

– Mais tu as donc un amoureux ? avait demandé Hortense d’unair de triomphe.

– Aussi vrai que tu n’en as pas ! avait répondu la cousined’un air piqué.

– Eh bien, si tu as un amoureux, Bette, pourquoi ne l’épouses-tupas ?… avait dit la baronne en faisant un signe à sa fille.Voilà trois ans qu’il est question de lui, tu as eu le temps del’étudier, et, s’il t’est resté fidèle, tu ne devrais pas prolongerune situation fatigante pour lui. C’est, d’ailleurs, une affaire deconscience ; et puis, s’il est jeune, il est temps de prendreun bâton de vieillesse.

La cousine Bette avait regardé fixement la baronne, et, voyantqu’elle riait, elle avait répondu :

– Ce serait marier la faim et la soif ; il est ouvrier, jesuis ouvrière ; si nous avions des enfants, ils seraient desouvriers… Non, non ; nous nous aimons d’âme… c’est moinscher !

– Pourquoi le caches-tu ? avait demandé Hortense.

– Il est en veste, avait répliqué la vieille fille en riant.

– L’aimes-tu ? avait demandé la baronne.

– Ah ! je crois bien ! je l’aime pour lui-même, cechérubin. Voilà quatre ans que je le porte dans mon cœur.

– Eh bien, si tu l’aimes pour lui-même avait dit gravement labaronne, et s’il existe, tu serais bien criminelle envers lui. Tune sais pas ce que c’est que d’aimer.

– Nous savons toutes ce métier-là en naissant ! dit lacousine.

– Non ; il y a des femmes qui aiment et qui restentégoïstes, et c’est ton cas !…

La cousine avait baissé la tête, et son regard eût fait frémircelui qui l’aurait reçu, mais elle avait regardé sa bobine.

– En nous présentant ton amoureux prétendu, Hector pourrait leplacer, et le mettre dans une situation à faire fortune.

– Ça ne se peut pas, avait dit la cousine Bette.

– Et pourquoi ?

– C’est une manière de Polonais, un réfugié…

– Un conspirateur ?… s’était écriée Hortense. Es-tuheureuse !… A-t-il eu des aventures ?…

– Mais il s’est battu pour la Pologne. Il était professeur dansle gymnase dont le élèves ont commencé la révolte, et, comme ilétait placé là par le grand-duc Constantin, il n’a pas de grâce àespérer…

– Professeur de quoi ?

– De beaux-arts !

– Et il est arrivé à Paris après la déroute ?

– En 1833, il avait fait l’Allemagne à pied…

– Pauvre jeune homme ! Et il a ?…

– Il avait à peine vingt-quatre ans lors de l’insurrection, il avingt-neuf ans aujourd’hui…

– Quinze ans de moins que toi, avait dit alors la baronne.

– De quoi vit-il ?… avait demandé Hortense.

– De son talent…

– Ah ! il donne des leçons ?…

– Non, avait dit la cousine Bette, il en reçoit et dedures !…

– Et son petit nom, est-il joli ?…

– Wenceslas !

– Quelle imagination ont le vieilles filles ! s’étaitécriée la baronne. À la manière dont tu parles, on te croirait,Lisbeth.

– Ne vois-tu pas, maman, que c’est un Polonais tellement fait auknout, que Bette lui rappelle cette petite douceur de sapatrie.

Toutes trois, elles s’étaient mises à rire, et Hortense avaitchanté: Wenceslas ! idole de mon âme ! au lieu de : ÔMathilde… Et il y avait eu comme un armistice pendant quelquesinstants.

– Ces petites filles, avait dit la cousine Bette en regardantHortense quand elle était revenue près d’elle, ça croit qu’on nepeut aimer qu’elles.

– Tiens, avait répondu Hortense en se trouvant seule avec sacousine, prouve-moi que Wenceslas n’est pas un conte, et je tedonne mon châle de cachemire jaune.

– Mais il est comte !…

– Tous les Polonais sont comtes !

– Mais il n’est pas Polonais, il est de Li… va… , Lith…

– Lithuanie ?

– Non…

– Livonie ?

– C’est cela !

– Mais comment se nomme-t-il ?

– Voyons, je veux savoir si tu es capable de garder unsecret…

– Oh ! cousine, je serai muette…

– Comme un poisson ?

– Comme un poisson ?

– Par ta vie éternelle ?

– Par ma vie éternelle !

– Non, par ton bonheur sur cette terre ?

– Oui.

– Eh bien, il se nomme le comte Wenceslas Steinbock !

– Il y avait un des généraux de Charles XII qui portait cenom-là.

– C’était son grand-oncle ! Son père, à lui, s’est établien Livonie après la mort du roi de Suède ; mais il a perdu safortune lors de la campagne de 1812, et il est mort, laissant lepauvre enfant, à l’âge de huit ans, sans ressource. Le grand-ducConstantin, à cause du nom de Stéinbock, l’a pris sous saprotection et l’a mis dans une école…

– Je ne me dédis pas, avait répondu Hortense, donne-moi unepreuve de son existence, et tu as mon châle jaune ! Ah !cette couleur est le fard des brunes.

– Tu me garderas le secret ?

– Tu auras les miens.

– Eh bien, la prochaine fois que je viendrai, j’aurai lapreuve.

– Mais la preuve, c’est l’amoureux, avait dit Hortense.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer